La femme au manteau jaune

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Marcel a quatre-vingt-douze ans. Les yeux plongés dans la nuit noire, enveloppé par la solitude du crépuscule, il fume lentement la pipe. L'obscurité avale les volutes de fumée grises, les cendres chaudes et rouges saupoudrent les pavés biscornus. Marcel aime sentir la bise fraîche lui cingler la face. Sentir le vent sur les aspérités de son visage, gagner ses sourcils ébouriffés, puis plonger dans sa nuque pour décoller son T-shirt, dix fois trop grand, d'un dos rugueux, souillé par la sueur âpre des folles journées d'été. Il aime écouter, dans une profonde inspiration, le souffle du vent se lever, rouler en une caresse incertaine sur les tiges hautes des champs, caresser tendrement les faîtes des platanes puis plonger dans les chemins sinueux pour s'accrocher aux bicoques, claquer les volets écaillés. Marcel, en plus d'écouter, regarde au loin, embrasse d'un œil ancien, le fil invisible de l'horizon qu'il devine éclaboussé d'étoiles, des astres pulsants comme des grains de lumière venus d'un autre monde. Sa femme est l'un d'eux, sans doute cette fine particule qui pulse un peu plus que les autres, celle que son œil fatigué peine à deviner. Mais, elle est là, le regarde, comme l'aura magnétique et inexplicable de leur première rencontre, celle qui a rendu leurs atomes crochus. Quelques fois, il croise, dans le reflet d'un miroir, le regard de Gisèle qui pétille de vie dans un turquoise bouleversant. Elle est partie trop tôt, emportée par la maladie. Alors, il déambule maladroitement, le cœur serré par les souvenirs passés pour se laisser chuter dans son vieux rocking-chair, bercé par le cahotement de leurs rêves passés.
Par respect, Marcel n'entre que rarement dans l'antre de sa défunte femme. Dans la poche de son pantalon en velours côtelé, il garde précieusement la clé. Rien n'a bougé depuis son grand départ. Pas même les grands draps blancs étendus sur le petit bureau, couvrant plus loin la petite bibliothèque. Avant, l'essence de térébenthine passait par-dessous la porte et piquait au nez. On entendait les vieux journaux se chiffonner, qu'on reconnait désormais comme des colonnes de lettres, mitées par la lumière. Et sur l'appui-fenêtre, dans le jour timide que le volet laisse passer, on devine une palette en bois. Des pinceaux usés, plongés dans une déclinaison de vert, adoucie par un blanc lumineux.
Le mardi, c'est jour du marché. Alors, Marcel ne demande de l'aide à personne. Il avance, lentement, d'une démarche fatiguée, mais polie, arpente les côtes, ahane dans l'effort puis reprend son souffle quelques mètres plus loin pour respirer quelques gouttes de ravintsara qui imprègnent son mouchoir. Près de l'église, il se cogne maladroitement au flot continu des passants, se hasarde aux conversations, contemple les étals colorés, choisit ses légumes dans les cris rauques des maraîchers puis se confond dans les artères sinueuses qui mènent sur le parvis de l'église, là où courent des enfants aux shorts trop courts, aux souliers usés et aux chemises blanches et amples qui virevoltent au vent.
À la devanture lézardée d'un café, quelque chose l'attire, comme venue d'outre-tombe, comme le souvenir glissant sur les tempêtes du passé. La femme au manteau jaune. Un expresso serré comme d'habitude. Elle est seule. De dos, Marcel n'a jamais croisé le visage de cette silhouette fantôme. Il reconnait juste le jaune passé de son manteau, comme rongé par le soleil. Et sa longue chevelure, coincée sous un voile moucheté d'orange, que le vent curieux décoiffe légèrement. Marcel l'observe. Dans la caresse timide de son œil fatigué, elle se lève, puis disparait, happée dans l'éclat miroitant des foules bigarrées.
Le vent pousse le mur du grand parc, l'incline légèrement pour le confondre aux châtaigniers. Des branches court une ombre épaisse, oblongue et déformée. Marcel se promène. Dans ses doigts épais comme des cigares, il serre un sachet empli d'un vieux pain. Il manipule doucement les tranches, les brise, les lance aux canards, dans la grimace agressive des oies qui sifflent leur mécontentement. De nouveau, la femme au manteau jaune. Comme irréelle, presque inespérée. Cette fois, les yeux plongés dans l'encre fraîche d'un livre qu'elle savoure doucement. Marcel la voit de profil. Des lèvres nappées d'un rouge intemporel où se suspend un peu à gauche d'un philtrum parfaitement courbé, un petit grain de beauté. Alors, curieux, Marcel fait quelques pas. Cette fois, la dame au manteau jaune est dans son viseur. Pile dans la visière de son béret, vissé sur son crâne chauve. Il la contemple, pleure presque. Marcel a toujours avec lui un vieux polaroïd autour du cou, juste à côté d'un pressoir de téléassistance. Un flash crépite, capture l'instant. Celui d'après, la femme au manteau jaune est déjà loin. Devant les grilles du parc, chez un glacier éphémère, puis à l'ombre d'un magnolia, pour finir dans les herbes hautes, là où le soleil ne vient jamais briller.
En rentrant, Marcel est heureux, déshabille les meubles, révèle le grain d'une toile, la caresse des premières couleurs et termine « La Femme au manteau jaune ». Le dernier tableau de Gisèle.
Le ciel coule d'un noir obscur sous l'œil attendrissant de Marcel. Il fume la pipe, regarde l'horizon, puis se lève doucement et rentre se coucher. Un reste de jaune de Cobalt au creux de la main. Un salut éternel pour Gisèle. Comme pour lui signaler dans la nuit noire qu'il est fin prêt pour le grand départ...

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