La doyenne

"Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître, même si pour cela, je dois mourir. La vie, la grande cogneuse, ne m'a pas mis à terre, elle n'a pas fait de moi son esclave et vous, vous pensez pouvoir y parvenir ? Mais non, oh non ! Je suis né libre, fou, lucide."
Il pleut fort dehors, les orages couvrent sa voix, les éclairs illuminent la pièce à travers les vitres sur lesquelles glissent les gouttes de pluie naufragées et le plancher, au milieu de toute cette symphonie, craque sous ses pas, légers comme les feuilles de papiers couvertes de lignes qui trainent partout dans sa chambre. Le mur, peint d'une couleur orange, se montre à peine sous les affiches de films accrochées un peu partout, comme quoi, le monde du septième art s'y serait réfugié. Sans trop savoir pourquoi, je me suis toujours sentie dans mon élément à cet endroit étrange. Il répète cette scène depuis une semaine et depuis une semaine, il me force à évaluer ses progrès alors qu'en théâtre, art de la scène et tout le reste, je n'y connais rien.
Henri, mon pauvre fou. Acteur, rêveur mais bon, très bon dans des choses que je ne saurais imaginé. Il a enfin décroché un rôle principal dans une pièce, il fait du théâtre contemporain depuis trois ans, et apparemment, c'est le rôle de sa vie. D'après ce que j'ai compris, il doit incarner un jeune transgenre en quête d'identité pendant que lui-même, croit déjà avoir trouver la sienne. Pourtant, il est si jeune, 23 ans, l'aube de la jeunesse. Que peut-il bien savoir de la vie ? Je le regarde, sans l'écouter, je n'entends que des brins de phrases de l'acte : « maître, je ne vous appellerai jamais maître ». Ainsi, à chaque fois que son regard marron clair, couleur tamarin, croise le mien, foncé et froid, je lui souris sans comprendre ce que ses yeux veulent bien me dire. Fondue dans le décor, je ne suis qu'une spectatrice silencieuse et distraite par le temps qu'il fait en ce triste après-midi d'été.
Ce brun est tout le contraire de moi. Il est pleine de vie, un vrai petit rayon de soleil. Moi, à part d'être belle, cultivée et indépendante , je ne suis guère attractive. Je suis de ceux qui regardent la vie d'un œil négatif et qui n'espèrent rien des autres. L'amour, la famille, les cadeaux au pied du sapin, ceux ne sont pas ma tasse de thé ; la preuve, à 52 ans, je ne me suis jamais mariée, je n'ai jamais eu d'enfants et je n'ai jamais aimé jusqu'à ce que le chemin d'Henri croise le mien. Quand il m'a abordé la première fois à l'Université, alors que je venais de dispenser un cours de Droit international, je n'ai vu qu'un jeune homme probablement sur le point d'abandonner les études. Je pensais même que je ne le reverrais plus jamais, je ne lui prêtais guère attention, et dire qu'aujourd'hui, c'est la personne la plus spéciale de ma vie.
- Madame, j'ai raté l'intra. J'avais...
- Jeune homme, veuillez passer au décanat.
- Madame, je sais qu'il est possible que vous refassiez...
- Malheureusement, je ne crois pas aux secondes chances.
- Madame, je vous en prie, c'était le rôle de ma vie.
- Je ne comprends pas.
- En fait, je suis acteur, en parallèle avec mes études de Droit. Je devais passer un casting Mardi dernier...
- Mais, vous aviez un examen Mardi dernier.
- Oui, je...
- Et vous avez choisi.
- Pas tout à fait.
- Oui, tout à fait. Vous avez choisi en fonction de vos priorités. Vous avez pesé le pour et le contre sur ce qui est le plus important et puisque c'est le cinéma, vous êtes allé à votre casting.
- En fait, je fais du théâtre et non du cinéma.
- Au revoir.
- Madame, que pouvez vous faire pour moi ? Je suis sûr que vous aussi, vous êtes du genre à lutter pour réaliser vos rêves, c'est ce que je fais et je suis sûr que vous pouvez me...
- C'est quoi votre nom ?
- Henri Franklin Jeune.
- Monsieur Jeune, si vous aspirez à être aussi juriste qu'acteur, revenez dans mon cours la session prochaine et arrangez-vous de choisir les castings qui ne coïncident pas avec les dates de vos examens.
La session prochaine, à mon grand étonnement, il était au premier rang, souriant, me regardant comme aucun autre étudiant ne me regarde et tous les Mardis, j'avais cette envie démesurée d'être en salle de classe, rien que pour me perdre dans ses yeux marrons qui hantent mes nuits. Toujours le premier à poser des questions, à discuter, à me coller dans les pattes, parfois même je le fuyais. Je le fuyais avec autant d'ardeur que je voulais qu'il s'agrippe à moi. Puis un jour, alors qu'il n'est plus mon étudiant, il passe me voir après un de mes cours, s'approche et me dit bizarrement qu'il m'aime, qu'il ne cesse de penser à moi, que pour lui, en amour, il n'y a pas d'âge et tout en restant figé dans le temps et l'espace, je lui laisse me donner un doux baiser et comme si c'était la première fois, je tremblais, écrasée contre son torse, enchaînée dans ses bras, tentant de faire sa taille de 186 cm. Ça doit être le syndrome de Stockholm. Lui, après tout ce que je lui ai fait, toutes les fois que je lui ai repoussé depuis ce jour-là, est resté amoureux et m'a fait la cour comme si j'avais 15 ans. Et moi donc ? Pauvre cougar, puisque me voilà aujourd'hui, un an plus tard, allongée sur ce lit, le regardant, me demandant pour la millième fois ce que je fais dans une chambre d'étudiant, moi, la doyenne de l'université. Si le Conseil découvre cette aventure, je serai finie. Je risque ma carrière, je risque ma réputation, je risque ma vie. Pourtant, à chaque fois qu'il a besoin de moi, à chaque fois que j'ai faim de lui, je me retrouve dans cette pièce plus petite que ma salle de bain. Oh Henri ! Vieux sorcier, quel sort m'as-tu jeté ? J'ai animé des conférences partout dans le monde, j'ai été jusqu'en Océanie, j'ai rencontré des milliers d'hommes de toutes les ethnies et les cultures mais, il a fallu que ce soit de celui-là que je me sois amourachée. La vie, cette cogneuse, comme surnommée dans la pièce, a une manière bien particulière de me casser le visage. Je ne vois jamais arriver ses coups, me prenant toujours par surprise, je ne m'en rends compte qu'une fois à terre.
Il semble terminer sa prestation, son visage illuminé de satisfaction et de fatigue en même temps est la seule chose qui me retient. Il s'approche de moi avec son sourire assassin et me fait redescendre de la lune en me demandant mon avis de spectatrice.
- C'était pas mal.
- Pas mal ? C'était ma meilleure performance !
- Tu dois alors arrêter le théâtre.
- Tu ne vas pas me décourager ma belle.
- Je pense que nous devons en arrêter là.
- Oui, tu as raison. Je ne peux plus répéter.
- Je ne parlais pas de ta répétition mais de notre relation.
- Comment ?
- Je ne m'y sens plus en sécurité.
- Tu ne peux pas me faire ça Suzanne. Tu sais combien je t'aime.
- Henri, je n'ai pas passé ma vie à me battre pour tout perdre du jour au lendemain.
- On a déjà eu cette conversation. Je termine ce semestre, on pourra enfin se montrer et être beaucoup plus heureux.
- Non Henri. Tu ne comprends pas.
- Toujours dans la dramatique. L'une des folles raisons de mon amour pour toi.
- Tu aimes en moi tout ce que les autres hommes détestent.
- Ceux sont des idiots.
Et c'est à ce moment précis que l'on frappe à la porte. Alors qu'il l'ouvre timidement pour voir qui c'est, elle pénètre comme une furie dans la chambre. Et tous les trois, nous restons bouche bée. C'est Martine, une fille qui court après Henri et qu'il n'arrête pas de repousser. Alors qu'elle commence la seconde d'après à crier, injurier et jurer qu'elle va faire un scandale, moi, j'évalue la situation. Je suis en soutien-de-gorge et jeans, dans la chambre d'un étudiant, si cela sort d'ici, ma vie sera fichue. Sans réfléchir, je bondis sur mon sac et sors mon pistolet. Alors que la tension monte, soudainement, un coup part comme l'orage et les éclairs qui brulent le ciel. Tandis que le sang vif épouse le tapis, j'entends une voix tremblante me dire tout bas : « Mais, madame la doyenne, qu'avez-vous fait ? ».