Toute histoire commence un jour, quelque part et surtout par une question.
« Prends-tu la clarinette ou le trombone ? » Il baissa son regard. Ses grands yeux verts m’observaient, alors que quelques-unes de ses mèches bouclées tombaient en cascade devant ses yeux. Il se tenait debout, droit, à côté de moi, comme à son habitude, sa main délicatement posée sur le dossier de ma chaise. « La clarinette. » répondit-il dans un souffle.
Je pouvais déjà entendre la mélodie de nos enfances me chatouiller l’oreille. Il jouait pendant des heures entières dans notre jardin pendant que je l’écoutais sans bouger, assise à ses pieds, fascinée par la rapidité de ses mouvements, la façon dont ses doigts changeaient de position, comment son ventre se mouvait en fonction de sa respiration et des notes qu’il jouait. Il n’avait pas tellement changé depuis lors. Il semblait toujours perdu dans son propre monde duquel je ne faisais pas réellement partie. Cependant, de temps en temps, il m’entrouvrait la porte et me laissait jeter un coup d’œil. C’était les moments que je chérissais le plus au monde. Il avait également toujours eu ce petit sourire au coin des lèvres. Seule une barbe de trois jours était apparue sur son visage, rendant sa peau moins douce qu’à l’accoutumée.
« Quelle pièce vas-tu jouer ? » Il observait maintenant le vieux papier peint, aussi fleuri que craquelé, perdu dans ses pensées. Le silence avait pris place entre nous, nous pouvions seulement entendre notre mère et notre sœur bavarder joyeusement dans la cuisine. Quand il revint sur terre, il me répondit : « Ce que tu veux m’entendre jouer. » Je sentais déjà un sourire se dessiner sur mon visage. « Hm, laisse-moi réfléchir. » Un torrent de mélodies tourbillonnaient dans mon esprit, mais une en particulier capta mon attention, comme à chaque fois que je l’entendais. « Joue Le vol du Bourdon. » Il acquiesça, et me lançant un dernier regard, pris la clarinette, la posa dans la boîte à outils et sorti de la maison, en chemin pour jouer de la musique dans les rues pour ensuite vendre ses notes aux passants. Nos parents étaient également de grands musiciens, j’imagine que c’est ce qui a donné à mon frère le goût et l’amour de la musique. Moi, cependant, je n’avais jamais été capable de jouer d’un instrument. Je n’avais jamais réellement voulu non plus. Ni entrepris. J’avais toujours préféré écouter mon frère et le regarder jouer pendant des heures. Ces images étaient imprimées dans mon esprit et encore aujourd’hui j’en imprimais quelques-unes tous les jours.
Mon frère parti, je rejoins ma mère et ma sœur dans la cuisine. Elles discutaient toujours en un bourdonnement sourd. Elles ne m’avaient même pas vue arriver. Je regardai par la fenêtre et admirai notre jardin, toujours aussi étincelant. Nous avions vécu dans cette maison depuis des années. Il y régnait toujours la même odeur de vieille colle à papier peint avec une once de cire pour le bois. Rien n’avait réellement changé ici, notre maison vieillissait simplement avec nous, comme une douce représentation de nos vies. Néanmoins, dans le jardin se trouvait quelque chose de nouveau. « Pourquoi y a-t-il des croix dans le jardin, Maman ? » Le brouhaha cessa. « Les voisins les ont mis là, chérie. Rappelle-moi de m’en débarrasser, ainsi que des fenêtres à leurs côtés. » J’acquiesçai. Quelques croix et fenêtres se baladaient dans le jardin glacé, entre les magnolias et toutes les sortes d’arbres que vous vouliez y trouver. Ces arbres étaient d’ailleurs mon château autrefois. Encore maintenant, lorsque quelque chose me tracasse, je m’enfouis dans l’ombre lumineuse de leur profondeur, leurs feuilles m’accueillant toujours dans une caresse. Si vous êtes suffisamment chanceux, quand vient la nuit, une étoile étincelante vient vous trouver et vous conte une histoire que seul le ciel connaît. Mon frère et moi avons un jour eu cette chance. C’était l’histoire la plus merveilleuse qu’il m’eut été donné d’entendre. Cependant, nous ne pouvons la raconter à notre tour, c’est un secret entre le ciel et nous dorénavant. Et ce serait une effroyable erreur de transmettre l’histoire. Seule une étoile a le droit de le faire.
« Sais-tu où elle la clarinette de ton frère ? » La voix de ma mère me sorti de mes pensées. « Il l’a prise avec lui, il est en train de jouer dans les rues. » Elle soupira. « Dommage, on voulait préparer une salade de notes de clarinettes pour ce soir. Ce n’est pas grave, nous mangerons des notes de musique de radio avec une salade de roses et de magnolias. » Je n’étais pas très enthousiaste à l’idée de manger des notes de radio, je préférais les notes qui sortaient directement de l’instrument, elles étaient beaucoup plus douces et goûtues. « Il n’a pas pris son trombone, dis-je. — Très bien, nous ferons une salade de trombone si tu préfères, ma puce. » Je souris et plantai un rapide baiser sur ses joues. Je me dirigeais ensuite dans le salon et à la vue du canapé, j’y sautai et me perdis dans sa douceur. C’était ma madeleine de Proust. Un monde tout entier s’ouvrait à moi, seulement composé de douceur, de moelleur, de douilleur et tous les faux et vrais mots en -eur qui s’apparentent à quelque chose qui donne du bonheur. Je me roulais et rebondissais de coussin en coussin, de nuage en nuage, en un cercle infini, ne me fatiguant pas un seul instant. Dans ces moments, rien ne pouvait me rendre plus heureuse, à moins qu’une seule et unique chose ne vienne à moi.
A ce moment-là, couchée sur mon coussin, j’entendis notre mélodie. Je la chantonnais du bout des lèvres, les yeux fermés, sentant bientôt une main se glisser dans la mienne et quelqu’un se coucher à mes côtés. Chantant ensemble dans un murmure, la nuit nous enveloppa dans son obscurité, avant que je puisse finir notre histoire comme elles ont l’habitude de commencer.