La croix aux sept branches

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne se déroule entre deux grandes frontières, sur le plus haut sommet d’un territoire. Semblable à une zone invisible, cet endroit se distingue par ses fabuleux paysages montagneux et sa nature attrayante. En ce dernier jour de l’an, les habitants fêtent et trinquent pour l’évènement. Accoudé au bar, Guillem tend un bras de manière à solliciter un second verre de Cava. Le barman prend commande et offre douze grains de raisin à chacun de ses clients. Comme le veut la tradition il faut avaler l’ensemble au rythme des douze coups de minuit. L’année commence et un homme vêtu d’un vieux veston en cuir s’approche puis s’installe aux cotés de Guillem. Ils ne semblent pas se connaître, en tout cas surement pas assez pour l’interroger au sujet du décès de son grand-père. La question reste en suspens et la colère monte au fur et à mesure des interrogations posées.
-Ça t’amuse ? Es-tu rassuré par son départ ? Et si mon grand-père avait raison, y as-tu songé ?
-Et ! Guillem ! Fais gaffe tu hérites de sa folie, réplique un nouvel arrivant.
La malveillance moqueuse et intrusive du personnage conduit à l’attention de toute la salle. Afin de ne pas perdre le fil de son altercation, l’homme au costume élégant intervient sans laisser quiconque l’interrompre.
-Comment peux-tu croire aux sottises et légendes que ton grand père te racontait ? Es-tu toujours un enfant ? Nous sommes sur la terre ferme mon vieux, le diable n’existe que dans les contes pour gamin désobéissant.
Guillem vient d’avoir 20 ans, c’est un garçon qui plus jeune n’hésitait pas à s’allonger au sol, les bras appuyés, inventant des histoires qu’illustrait ensuite sa petite sœur Tina. Il vit à 1968 mètres dans le village de Mèritxell dans la principauté D’ANDORRE. Jamais il n’a raté l’arrivée du 4x4 gris de son papi, chaque week-end il allait se réfugier avec lui au sommet des montagnes dans leur borda. Claude Riva, son grand-père vient de s’éteindre suite à de longues années de vieillesse, principalement dû à la maladie de Parkinson. Celui-ci lui a beaucoup appris, outre les heures à nourrir et mener les moutons il lui a enseigné la patience, la dextérité et la maitrise de soi. Aujourd’hui Guillem veut honorer les paroles de celui qu’il a le plus aimé. Quand bien même, il n’est pas certain de la vérité, il n’a jamais remis en cause les histoires de diable qui hantaient son proche. A vrai dire, Guillem ne croit en rien, imaginer lui convient.
-Et si je prouve l’existence de choses étranges, y croirez-vous ?
De nombreux hommes présents dans la salle s’esclaffent.
-Alors je pars pour le vieux chemin du talus dès demain matin, annonce Guillem sans surprise.
Le jeune homme se redresse, salue d’un signe de la tête l’équipe de bonhommes moqueurs, enfile son épais manteau et sort confiant et indifférent dans la nuit tombante. Un silence de mort règne dans la salle. Pendant plusieurs secondes, tout le monde a observé, le garçon ne semblait pas plaisanter.
-On va bien rigoler ! Dit l’un des buveurs.
Le soleil est complètement levé lorsque notre aventurier se prépare à partir. Tranquillement, il s’équipe d’un sac à dos pour la randonnée puis de deux bâtons de marche. Il trouvera sur place le nécessaire pour vivre confortablement, dans la maison en pierre où il avait l’habitude d’aller avec son grand-père. Guillem est surpris par l’assemblée de personnes qui l’accueille. Devant son portail un taxi vient de s’arrêter, laissant descendre plusieurs des messieurs du bar. L’effet de surprise ne perdure pas, et l’un des individus intervient.
-Je vois que tu es prêt pour t’en aller...
Les buveurs de la nuit précédente n’ont pas oublié la promesse faite par Guillem, l’homme au costume élégant a ôté son riche vêtement contre un jean et une chemise classique. Seulement son air hautain et son ton moqueur n’ont pas disparu.
-Exactement. Sur ce je vous laisse, déclare l’aventurier en verrouillant sa porte.
-En passant à Canillo, ramène-nous une bonne bouteille de vin. Ton voyage servira au moins à quelque chose ! Ajoute celui qui porte une veste en cuir.
Répondre ne ferait qu’allonger la conversation, Guillem passe son chemin sans perdre une miette des paroles de l’équipe d’imbécile. Il aurait voulu voir leurs visages à ce moment-là.
Après de bonnes heures de marche en direction du but à atteindre, Guillem fait comme prévu une halte dans une auberge. Là-bas il demande la même bouteille de Celler Mas Berenguer qu’avait acheté son grand-père vers la fin de sa vie. Ce sera son objet fétiche. Face à la foule de clients et à l’indisponibilité du vendeur, il s’en va faire un tour dans le village. Anaïs, la femme du maire s’apprête à fermer les volets de sa cuisine. Guillem la connaît assez bien.
-Bonsoir ! Comment ça va ? Demande-t-elle.
-Comme ci comme ça, la vie continue dirons-nous.
-As-tu entendu les dernières nouvelles ? Il paraît qu’un riche monsieur originaire du Portugal vient d’arriver en ville. On dit qu’il est très mesquin, farceur et prêt à tout pour prouver qu’il a raison.
-On croit rêver, ce genre de comportement m’exaspère, et vous ?
-Certainement ! Il se rend sur LA CROIX AUX SEPT BRANCHES demain matin, il y aurait des choses à achever. C’est étrange, tu ne trouves pas ? Je tenais à te prévenir, comme tu n’habites pas très loin, tu peux recueillir quelques informations. Tu sais que j’aime être au courant.
-Je n’y manquerai pas ! Maintenant, ferme tes volets, tu vas attraper froid, suggère Guillem, à la fois averti et heureux de mettre fin à cette discussion de voisinage.
-Ce portugais, murmure Guillem, il me rappelle quelqu’un...
Le vendeur encaisse les billets qu’on lui tend et remercie son client. Le jeune homme satisfait de son achat rentre au chaud dans sa demeure. En se réchauffant auprès du feu et tout en dessinant toutes sortes de choses insolites lui passant par la tête, Guillem réfléchit. Il n’avait pas forcément prévu de tenir sa promesse mais tout compte fait, il pourrait y gagner.
Le lendemain, le jeune andorran équipé d’un grand parapluie noir marche sur le sentier pentu. Il emporte la bouteille de vin qu’il a acheté et un vieil appareil photo obsolète. Une photo c’est une excellente preuve, pas vrai ?
Ce matin, il neigeote et le vent du nord arrive sous forme sèche et plutôt chaude. Guillem connait ses cours de météorologie, le climat n’est jamais glacial par ici, cependant la neige est abondante. Le jeune homme se presse devinant la suite des évènements. Le temps ne devrait pas s’améliorer, la visibilité risque d’évoluer de façon dépréciative au fur et à mesure de l’ascension de la montagne. Le sentier est déjà coloré d’une fine couche de cette poudre blanche, dont les enfants raffolent. Durant sa jeunesse Guillem et sa sœur avaient pour coutume d’allumer une bougie à chaque fois que la neige commençait à tomber. La chaleur qu’elle procurait, créait un contraste. Comme hypnotisé par sa beauté, Guillem tend son bras de manière à récolter quelques étoiles glacées dans le creux de son gant. Guillem dévie des flaques d’eau, stoppe sa marche de temps à autre pour contempler le paysage. Quelque fois, il regarde le ciel et laisse les flocons virevolter puis se poser gentiment sur son visage. Les branches des sapins sont encombrées. Au fil du chemin on voit se dessiner un monde plus clair, sage et brillant. De par sa lumière qui dénonce des yeux pétillants de contentement, cet univers blanc mélange chaque élément et l’uniformise. Tout semble devenir identique.
Le parcours se termine et Guillem ne trouve personne près de la croix aux sept branches. Seul il pose la bouteille de vin en guise d’offrande et s’agenouille devant le monument en fermant les yeux, histoire de penser à son grand-père pendant quelques secondes. Des craquements et des bruitages parviennent à ses oreilles mais il n’y prête pas attention. Les portugais approchent, se dit-il. Dissimulé assez près pour écouter la discussion et prendre sa photo, il attend. Les minutes s’écoulent et rien ne se passe. A-t-il rêvé ?
Soudain au moment où Guillem se décide à sortir de sa cachette, une forme étrange gesticule dans sa direction. D’abord il ne comprend pas et se met à songer qu’il s’agit d’une hallucination. Ses mains tremblent, la sueur perle sur son front tant il panique. Par la suite il regarde plus précisément la chose qui bouge, on dirait qu’elle guette chacun de ses mouvements. L’aventurier cherche maladroitement son appareil photo mais trop tard, il change de méthode. Rien ne disparait, jaunâtre ou couleur œuf pourri, elle ne s’approche pas. Comme si elle ne voulait pas être reconnue. Guillem cogite. Un être du ciel ? Afin d’être certain de sa préméditation il ramasse sa bouteille de vin, ce n’est pas le moment d’abandonner. Le pas déterminé et défiant Guillem ne réfléchit pas à deux fois lorsqu’il frappe le phénomène. Effectivement, il est question d’un humain, bien en chair. Les silhouettes surnaturelles ne peuvent pas être touchées, elles ne se matérialisent pas. Le pauvre homme a été démasqué puis assommé. Le piège s’est refermé sur le moins malin des deux.
Finalement, le portugais n’était jamais revenu en ville. Durant la journée, Anaïs avait frappé à la porte de Guillem pour demander des informations. Se défendant à l’aide d’une photo prise, Guillem avait soutenu l’avoir trouvé étendu à terre. Ensemble et sur les lieux, ils n’avaient trouvé aucune trace du corps. Seule la croix semblait les guider, l’une des branches était cassée. Depuis ce jour, chaque année au même moment Guillem retourne devant la croix, espérant trouver la réponse. Pourquoi a-t-il disparu ?
Certaine fois Guillem imagine l’homme au costume élégant se réveiller d’un traumatisme crânien, provoqué par la bouteille en verre. Face à l’échec de sa farce, il rentre vite dans son pays. Mais d’autre jour Guillem suit la piste de la légende que lui contait son grand père. Celle qui date du douzième siècle.
D'après la légende, un jeune homme assez peureux au sujet de l’existence du diable avait été mis à l’épreuve par ses camarades. Les jeunes du village avaient eu la mauvaise idée de l'envoyer à Canillo acheter du vin. Le garçon avait refusé une première fois puis avait cédé. Ils lui avaient donné un fusil. En attendant qu’on lui remplisse sa bouteille, le garçon était parti se promener dans le village. Curieux, le vendeur avait jeté un œil à l'arme, et avait remarqué qu'elle était chargée de farine. Croyant qu'il s'agissait là d'un oubli, il l’avait rechargée avec de vraies balles. Pendant ce temps, une surprise avait été préparée... Sur le chemin du retour une forme blanche était apparue sous les yeux du garçon. Sans hésiter, il avait tiré puis couru chez lui en criant qu'il avait tué le diable. Ses amis s’étaient moqués de lui. Pour leur prouver qu’il avait raison ils étaient retournés sur les lieux. Le farceur avait disparu. Le diable l'avait emporté. Ce jour-là les enfants avaient appris de leurs bêtises qu’on ne doit jamais se moquer des autres, tout le monde a sa propre vision des choses. Ainsi les gamins avaient été punis, l’un des enfants avait été choisi pour punir tous les autres. A l’endroit de la disparition il reste une croix. Initialement, il y avait sept branches mais depuis la légende l’une d’entre elles s’est mystérieusement cassée comme pour graver la leçon apprise.
Bien que le riche portugais ne soit plus un gamin, il n’avait pas compris qu’on doit toujours respecter les autres. Si un jour vous rencontrez ce genre d’individu, rappelez-vous de cette histoire et aidez-le à appliquer cette moralité.

Cava : Un genre de mousseux
Mèritxell : C’est la sainte patronne d’Andorre
Une Borda : Une maison en pierre non travaillée, typique d’Andorre