Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Coquards aux yeux, je ne vois plus très bien de toute façon. Néanmoins, même dans la plus sombre des nuits, la moindre lumière me fera reconnaître la corde. Bleue, vieille, maintenant laide, mais solide.
Aussi loin que je puisse me rappeler, elle a toujours été quelque part dans la maison. J’ai l’impression qu’elle ne l’a jamais quittée, qu’elle y a été cachée depuis tout ce temps, pour servir à tout. Même au pire.
Mon père ne s’en servait pas. Personne n’y touchait les jours où maman avait les lèvres en sang. Ces jours où je croyais encore en ses « Je suis tombée. » Quand mon frère pleurait sur la dalle, les soirs, pour qu’on ne l’écoute pas, la corde n’y était pour rien. Elle restait à sa place.
A un certain moment de mon enfance, sa place était sous une table, à la cuisine. Son bleu était encore profond. Sa surface était presque lisse au toucher. Je le sais sans y avoir, en ce moment, jamais posé les mains. Interdiction de ma mère. L’interdit m’attirant, chaque jour, mes yeux caressaient la corde, j’aimais son bleu.
Ensuite, mon frère qui avait le droit d’y toucher s’en est servi derrière la maison. Il la prenait, la nouait aux cous des animaux qu’on apprêtait pour le ramadan ou la tabaski. Il attachait ensuite la corde autour du manguier. C’est en dessous de ce manguier qu’on nourrissait les animaux, et c’est de là aussi qu’ils disparaissaient, laissant la corde traîner au sol, perdre son bleu petit à petit.
Mon frère était toujours à la maison en ce moment. Quand je donnais des noms aux animaux, il me renvoyait au salon. Ça ne l’amusait pas du tout. Il savait déjà. La corde autour du cou et autour de l’arbre avait déjà invité la mort. Moi, du haut de mon innocence, ou de mon ignorance, même au jour de la fête, devant les copieux repas, je ne me rendais compte de rien. Les jours suivants, je disais à mon frère : « Les animaux sont partis. » Il me regardait, disait un simple « oui » puis s’en allait.
Des années sont déjà passées depuis ces moments. Comme mon frère, j’ai grandi. Je ne sais plus rire.
Et je sais maintenant ce qui arrivait aux animaux. Je ne leur donne plus de noms. D’ailleurs, mon frère n’est plus là pour me renvoyer au salon. Aux dernières nouvelles, il serait à la plage. Il y habiterait.
J’essaie quelques fois d’imaginer sa vie là-bas. Peut-être une vie de pickpocket, libre, sous aucune autorité. Il s’est peut-être laissé pousser les cheveux pour accompagner les touristes naïfs en quête d’authenticité. Les pêcheurs et leurs chants pleins de vie l’ont peut-être attiré. Quoi qu’il en soit je suis contente pour lui.
C’est à la plage que s’est dessiné dans ma mémoire mon meilleur souvenir. Je m’y vois encore avec mon frère, ma mère et mon père. Nous sommes arrivés un peu plus tard que prévu, le soleil somnolant déjà. Papa dit que c’est de la faute de maman ; elle nous a retardés. Mes chaussures dans la voiture, je suis libre pour courir contre le vent. Mon frère lui, les pieds dans le sable aussi, se fait narguer par des crabes blancs. Il en attrape finalement quelques-uns qu’il rejette à la mer.
Un sourire timide de maman répond à celui de mon père. Le regard vers l’horizon, au front la lumière du soleil qui déjà s’endormait, ils parlaient. Ils semblaient se rappeler lieux et moments que nous n’avons pas habités, des souvenirs enterrés sous le poids des jours, des sentiments que leurs cœurs assoupis semblent avoir effacé.
Nous avions passé un bon moment. Au retour, j’avais eu droit à un chocolat de chez nous. Ils étaientplutôt rares. Mon frère n’en avait pas eu. Je ne sais plus pourquoi.
Cette même semaine, un jour où tout se passait comme d’habitude jusque-là, mon père a cassé le bras de mon frère. Il s’est laissé faire, il n’a pas riposté. Il aurait pu. Je l’ai déjà vu faire à l’école. C’est maman, qui au soir des bastonnades, lui répète toujours qu’on devait respecter le père. Elle disait :
« Un père, ça peut maudire toute une vie. » Et aussi : « C’est sa manière de t’aimer... »
Il est resté silencieux toute la journée, de l’hôpital jusqu’à la maison, il est resté coi. Des jours, des semaines plus tard quand il a guéri, la corde bleue, vieille et maintenant laide a quitté l’arrière de la maison. Elle est devenue une corde à sauter. Mon frère sautait, sautait, sautait. Il sautait à s’oublier.
Les soirs, les matins, tout le temps. Quand il ne sautait pas, il sortait de la maison. Les nuits, il s’endormait.
Et un jour comme les autres, où mon frère ne sautait ni ne dormait, mon père a montré son amour à ma mère. A sa manière, encore, encore et encore. J’attendais que ça finisse. Les pleurs, les cris intermittents, le bruit de la table qui s’affaisse en se cassant... J’attendais le silence.
Tout s’est finalement tu. Le calme s’est installé, les voisins aussi... en retard. Maman est restée au sol.
Ses yeux, presqu’encore ouverts, semblent vouloir se fermer. Le sang coule de sa tête, passe par les orbites de ses yeux à moitiés ouverts. Le rouge colore le sol en suivant la pente. Mon père lui, sort parler aux voisins. J’étais debout, derrière la porte. Je pleurais.
La « communauté » a très vite pardonné « l’accident ». Personne ne nous a rien dit. Ni à mon frère, ni à moi. Personne ne nous a rien demandé. Mais un soir de la semaine suivante, un soir pas comme les autres, où mon frère était là sans sauter et sans dormir, on se regardait sans rien dire. Papa a ouvert la porte et il a dit : « Voilà, votre mère est partie, elle ne reviendra plus. » Il est resté silencieux un moment à nous regarder, comme s’il cherchait une autre phrase. Il est parti sans la trouver. C’était tout.
Mon frère m’a dit : « J’ai peur de mes mains, ils ne m’obéiront pas toujours. » Le jour suivant, il a disparu de la maison. J’ai alors moi aussi, commencé le saut à la corde.
Quelques mois passent. Toutes les nuits, mon père rentre très tard. Accompagné. Les soirs où il rentre seul, sans accompagnatrice, sa mauvaise humeur ne le lâche pas. Et moi, je m’efface.
Depuis la semaine surpassée, je vais sur la dalle sauter à l’aube. Après, en regardant le ciel et en m’étirant, je respire mieux. En rentrant me coucher, je l’entends dans les toilettes pleurer en disant le nom de ma mère : « Sika, Sika, Sika... »
Hier nuit, j’ai laissé la corde traîner au salon. Il est revenu non accompagné. Une, deux baffes, tout est devenu sombre tout d’un coup. Je suis allé me coucher.
Je ne sais plus si c’était à l’aube ou si le soleil m’avait précédé. Mes souvenirs me mentent quelques fois. Réveillée, mes pas m’ont mené derrière la maison. Le regard de mon père, puits sans fond, vide, était fixé sur moi...
Autour de son cou, attaché à l’arbre. La corde bleue, vieille enlaidi par la mort qu’elle a invitée. Je n’ai pas bougé, je n’ai pas pleuré. J’ai tremblé, longtemps.
Sur la table, sa dernière phrase : « Je vous ai tous aimé.»