La chorale

Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié. Mais je peux vous raconter une histoire, la seule qui me hante encore. Une histoire de chants, de voix... et de trahison.
Autrefois, j'étais membre d'une chorale. Enfin, pour être honnête, c'est moi qui l'avais fondée, et on me surnommait « El Maestro ». Mais le hic, c'est que la chorale n'en était pas vraiment une.
Je ne vais pas vous mentir : la vie m'a rarement malmené. Mon père était comptable, ma mère pédiatre, et j'étais leur enfant unique. Mon existence suivait un rythme parfaitement réglé : du lundi au jeudi, les cours s'enchaînaient de huit heures à seize heures. Le vendredi, c'était le bassin de natation sous l'œil exigeant de Maître Raphaël, et le samedi, je m'installais devant le piano pour ma leçon hebdomadaire. Avec le recul, je me dis que ce confort a éveillé en moi un goût certain pour le risque et la démesure.
C'est à cette époque, au lycée, que j'ai rencontré Jérôme. Il était dans la même classe que moi, assis deux tables derrière. Jérôme, c'était avant tout un blagueur : toujours prêt à tourner la moindre consigne en dérision, à faire rire la classe d'un mot bien placé ou à se voir convoqué par le proviseur parce qu'une blague de trop avait blessé l'ego d'un professeur.
Il se définissait comme un artiste, un poète même, mais personne ne le prenait vraiment au sérieux. Pour la plupart, Jérôme n'était qu'un amuseur, un original attachant mais inoffensif, qui griffonnait des rimes dans les marges de ses cahiers et récitait parfois ses punchlines entre deux cours pour le simple plaisir de troubler. Mon amitié avec Jérôme était comme un mardi après-midi sous le soleil : discrète, sans éclat particulier, mais réconfortante. Nos discussions allaient du dernier match du PSG aux débats sur la conception kantienne de la morale, en passant par les comparaisons amoureuses des couples du lycée.
D'ordinaire, pendant les examens, le hasard me plaçait toujours à côté d'un élève d'une autre classe, quelqu'un dont je connaissais à peine le prénom et avec qui je n'échangeais jamais plus que quelques politesses. Ce mardi matin, pour l'examen d'économie, le sort avait décidé de me placer à la même table que Jérôme. J'ai beaucoup d'affection pour lui, mais je le connais : il a le don de semer le chaos au pire moment, et franchement, c'était la dernière chose dont j'avais besoin ce jour-là.
À 8h30, fidèle à son humour, Jérôme m'a lancé un « Bonne merde ! » à mi-voix avant que l'examen ne commence. Les premières heures se sont déroulées sans accroc : la salle plongée dans un calme studieux, chacun concentré sur sa copie. Mais vers dix heures, par inadvertance, je jette un coup d'œil à la feuille de Jérôme. J'ai vite compris qu'il était très proche du redoublement, voire de l'exclusion. Hormis son nom et la date du 29 mai 2018, sa copie était d'une blancheur inquiétante. Pris d'un élan d'humanité, j'ai décidé de lui glisser mes brouillons, espérant au fond de moi qu'il pourrait s'en sortir, ne serait-ce qu'un peu.
Mais notre manège n'a pas échappé à M. Éric, le surveillant. Soudain, je le vois s'approcher de notre table, silhouette massive, regard perçant, souffle mesuré. Il s'arrête juste à côté de nous, l'air grave, et murmure d'une voix si basse que seul mon cœur a semblé l'entendre : — Vous deux, vous allez me donner vos feuilles.
La salle, autour de nous, n'a rien remarqué. Mais moi, je sentais chaque mot vibrer dans mes tripes.
Jérôme, égal à lui-même, n'a pas perdu son sang-froid. Avec son sourire désinvolte, il s'est tourné vers M. Éric : — Dites, vous aimez le whisky, non ? Mon oncle aussi, mais il est un peu grincheux ces temps-ci... J'allais justement lui offrir une bouteille aujourd'hui, mais vu son humeur, je me disais que je pourrais l'offrir à quelqu'un d'autre.
Un silence suspendu, puis un éclat malicieux dans le regard de M. Éric, comme s'il hésitait entre colère et amusement. La peur venait de changer de camp, et moi, j'attendais, le souffle court, de voir qui, du surveillant ou du poète, l'emporterait.
Je ne retrouve vraiment mes esprits qu'à la cafétéria, plus tard, alors que le brouhaha des élèves fait vibrer les tables. Jérôme est déjà là, accoudé au comptoir avec son éternel sourire.
Je m'assieds en face de lui, encore secoué. — Merci, Jérôme... Vraiment. Je crois qu'on s'en est bien sortis, mais sans toi, je ne sais pas comment j'aurais tenu. Il hausse les épaules, faussement détaché. — Ce n'est rien, t'inquiète. Cependant, tu dois m'aider à acheter un whisky tantôt.
J'esquisse un sourire, à la fois amusé et soulagé.
Jérôme croise les bras et jette un regard sur le sol : — Tu sais, dans la vie, tout le monde s'arrange. La vraie morale, c'est que chacun trouve son intérêt quelque part.
Quoi ? je rétorquai.
Il balaya la cafétéria du regard : — Regarde autour de toi. Aline, la cantinière, ferme les yeux sur les portions en trop du plat du jour, tant qu'on lui rapporte quelques potins bien choisis. Le concierge, lui, laisse passer ceux qui savent graisser la patte pour profiter de la salle informatique après la fermeture. Et puis il y a M. Matthieu, le prof de maths : tout le monde sait qu'il fait discrètement circuler les sujets d'examen contre quelques faveurs, mais personne ne dit jamais rien.
Il planta son regard dans le mien, et sa voix se fit plus basse, presque lasse, avec les deux mains appuyant sur la table : — On aime se croire innocents. Mais la vérité, c'est que le marchandage, ça s'insinue partout. À force, tu t'y fais, tu ne vois même plus la ligne que tu franchis. Et puis, tant que ça profite à tout le monde, personne n'a vraiment envie d'en parler.
Les paroles de Jérôme me trottaient dans la tête. Je n'avais jamais regardé les choses sous cet angle.
Et soudain, une idée, fascinante, a commencé à germer en moi. Peut-être qu'on pourrait éviter de se retrouver dans des situations comme celle d'aujourd'hui... Peut-être qu'il suffisait d'arrêter de jouer les naïfs.
C'est ainsi qu'a germé en moi l'idée d'une chorale. Une société discrète, parfaitement orchestrée et fraternelle.
Dans cette chorale, personne ne serait spectateur. Chacun aurait un rôle à jouer.
Il y aurait les solistes, ceux qui prendraient des risques, qui négocieraient directement avec les surveillants ou les profs, glissant un mot, un billet ou un sourire là où il le faut.
Il y aurait les ténors et les sopranos, ces élèves discrets qui feraient circuler les réponses, transmettraient les informations, veilleraient à ce que l'écho ne se brise jamais.
Les basses et les altos formeraient le fond du chœur : ils collecteraient la cotisation, suivraient la partition sans jamais faillir, garantissant ainsi la solidité de l'ensemble.
Moi, je serais El Maestro : j'organiserais, distribuerais les rôles, veillerais à la justesse de l'ensemble. Jérôme, lui, serait le baryton, capable de lier les voix, de négocier avec l'extérieur, de rattraper une fausse note avant qu'elle ne devienne une dissonance.
Et cette chorale aurait quatre règles :
Première règle : on ne parlera jamais de la chorale. Ce qui se joue en coulisse ne devra jamais franchir la scène.
Deuxième règle : tout le monde doit chanter. Chacun devra trouver sa voix et apporter sa contribution.
Troisième règle : l'harmonie avant tout. Une chorale ne tiendrait que si chaque note était à sa place. Que personne ne chante faux ou à contretemps.
Quatrième règle : plus nous sommes nombreux, plus la chorale résonne fort. À plusieurs, nos voix couvriraient les soupçons et se fondraient dans le vacarme du lycée.
Puis Jérôme me ramena brusquement à la réalité. — Hé, ça va, Cédric ? Je sursautai légèrement et rétorquai : — Parfois j'envie le diable, il ne t'a jamais rencontré.
La suite ? Cette histoire, je ne peux pas vous la raconter car j'ai tout oublié.
 
10