La brutalité de l'or

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Nouvelles - Littérature Générale

Vous savez, mon père, je passe devant votre église depuis que je suis né. Mon oncle tenait le café d'en face et, comme je n'ai jamais connu mes parents, il m'y éduqua. Je n'y ai jamais mis les pieds, dans votre église. Mon oncle ne croyait qu'en l'argent, la sueur et les gens, bien qu'il n'accordât réellement sa confiance qu'à lui-même. Dès mon plus jeune âge, il m'enseigna la chose en me volant le sous gagné à rendre de petits services dans le village. J'ai très vite appris à dissimuler mes gains. Il les trouva, bien sûr, sous l'oreiller ou dans les pots de fleurs de la terrasse. J'ai fini par comprendre qu'il fallait voir plus loin, étendre mon territoire, trouver des cachettes à l'extérieur. Ma première planque sérieuse fut la charpente d'une des toilettes publiques, à côté du bureau de poste. Elle était à quelques pas de notre café, et mon oncle, qui m'avait toujours missionné pour poster son courrier, ne trouvait pas d'ambiguïté à mes courses. À cet instant, jamais plus je ne me suis fait voler.
Les années qui suivirent furent la suite logique de mon ascension. Mon oncle voulait faire de moi un prédateur, comme lui. Nous, les Hommes, avons soumis la terre entière. Nous sommes confortablement installés au sommet de la chaîne alimentaire. C'est pour cela que nous avons inventé l'argent. Pour retrouver un prédateur, une hiérarchie. Par ennui, peut-être, ou simplement par instinct, comme si nous ne supportions pas de vivre sans danger, de renier notre animosité. Alors, nous avons fait de l'Homme le prédateur de l'Homme. Car l'argent, il faut bien le prendre à quelqu'un. Les lions tuent et volent la chair. Nous, nous avons l'or. L'or est à l'Homme ce que la chair est au lion.
J'ai passé mon adolescence entre l'arrière-comptoir et le reste du village, où je m'épanouissais d'insouciance. Crémieu. Une cité médiévale Iséroise qui avait à peu près survécu au temps. Ici, les rues étaient pavées, le marché prenait place sous des halles historiques, les gamins jouaient sur les places de pierres ou dans les ruines du château. Ne doutez pas, mon père, qu'à cet instant-là j'éprouvais une sincère sympathie envers chacun des habitants de Crémieu, et ce malgré les enseignements de mon oncle que je suivais avec rigueur. J'étais l'intermédiaire facile, toujours disponible, jamais sans le sourire. J'ai très vite gagné la confiance et le respect du village tout entier. Bientôt mon oncle allait partir. Il était vieux et épuisé par le masque infernal que le café lui fit porter toute sa vie. Je ne savais pas encore, à cette époque, que c'était ce fardeau dont j'allais hériter. Je ne savais pas encore, je vous le jure, mon père, ce que j'allais devenir. Le café, je prenais ça pour un jeu. Mon insouciance s'éteignit avec l'oncle et ses derniers mots : « Pardonne-moi, gamin. »
J'avais vingt ans. Je me suis retrouvé condamné à l'arrière-comptoir.
Un paysage neuf s'est établi sous mes yeux, celui du café, celui de l'humanité telle qu'elle est. Ce nouveau tableau changea à jamais ma vision de mon village bien-aimé. Tout le monde passait ici. Littéralement. Du très pauvre au plus riche. Du plus ignorant au très sage. Tous. Sans exception. Vous même y êtes passé, mon père. Un monde d'or, de mensonges déguisés et de tapes dans le dos. Les leçons de mon oncle prenaient désormais un sens profond, et la faune se dévoilait. J'y ai vu des hyènes, qui ne venaient que lorsque les gros prédateurs – les plus riches – étaient là, pour leur voler quelques gorgées des liqueurs les plus fortes. J'y ai vu des chiens, venant chercher quelques-unes de mes caresses verbales en buvant les breuvages les moins chers. Des dominants, ceux qui donnent des conseils puérils faits de misogynie en payant des verres aux autres pour établir leur pouvoir. Des dominés, passant dans l'ombre, sans se faire voir ou presque, pour s'anesthésier des coups ou insultes reçus parfois quelques minutes plus tôt. J'y ai vu des chats noirs, sans âme, qui venaient maudire les faibles par leur arrogance. Des espèces de coqs égarés dans l'orgueil, fiers, qui vous regardent de haut, se croyant supérieurs, venus gonfler leur ego. J'ai tout vu dans ce bar. Tout. Pour ma part, je fus un caméléon, fis croire à tous que j'étais leur égal, que je partageais leurs maux. J'avais l'art du langage. Ils subissaient cette morsure. Une morsure discrète, presque invisible. Je les volais tous et ils revenaient. J'étais un berger, abreuvant son troupeau pour lui dérober le lait et la viande.
C'est cela, mon père, qui a été le paysage de ma vie. Un paysage de bêtes. Des bêtes qui prétendent être autre chose. Des bêtes à qui on a donné la parole. Des bêtes qui mentent, qui jouent, qui trichent pour leur survie. Toutes avaient leur proie et leur prédateur. Moi, je n'avais que des proies. J'agissais dans l'ombre, mon père. Je laissais mes victimes croire en ma bonne compagnie, je les laissais croire que j'étais des leurs, je les laissais avoir raison. Ils y étaient accros. Alors, je pompais leur or. Je savais tout de ce village, et je n'ai rien fait que voler. Je savais que votre sœur était rouée de coups chaque soir par son ivrogne de mari que j'avais moi-même abreuvé toute l'après-midi. Je le savais. Que croyez-vous que je fis, mon père ? Rien. Je la servais aussi, non sans quelques banales formules d'empathie, mais sans jamais rien faire. Voyez, mon père, ce que je fus : le plus haut maillon de la chaîne. Je les saignais pour me nourrir moi-même, allant jusqu'à racler le fond des poches les plus pauvres. Et tout cela par instinct, tel un prédateur. Tout cela pour l'or, la survie.
J'ai compris, mon père, au cours de mon existence, que l'Homme n'aurait jamais dû quitter la place que le monde lui avait offerte. Une place de proie, certes, mais une place juste. L'Homme au sommet du monde n'est plus un Homme, il déchire les siens car la nature ne le déchire plus. Il s'ennuie comme une lionne au restaurant.

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