La brouette

Aujourd'hui encore elle ne saurait expliquer comment tout cela est arrivé mais, plus de quinze ans après, elle se souvient qu’à l’instant précis où sa main a lâché de manière incontrôlée les bras de la brouette, sa sœur et elle riaient. Oui, c'est au cœur de leur joie enfantine, de cette joie pure, cristalline et sans autre raison qu'elle même, que c'est arrivé.
Comme chaque samedi leurs parents les avaient déposées chez papi Georges. Quand on est artisan pâtissier, il n'est pas toujours facile de s'occuper de ses deux enfants. A cette époque-là elle venait tout juste de fêter ses sept ans et sa petite sœur soufflerait ses quatre bougies à la fin de l'été. Pour toutes les deux ces samedis étaient pain béni. Non seulement papi Georges vivait dans une grande villa, même si elle était devenue bien trop grande pour lui depuis que mamie avait rejoint les étoiles, mais surtout il avait un immense jardin. Quelle joie c'était que ces samedis à la Sapinière !
Et parmi tous leurs jeux d'enfant celui de la brouette était leur préféré. D'ordinaire c'est papi qui les installait dans sa "charrette à bras" comme il disait et il s'amusait à les bringuebaler de-ci de-là, slalomant entre les mottes de terre, zigzaguant entre les sapins. Parfois, et c'était là le moment tant attendu, il se plaçait face à la pente et, imitant le bruit d'un moteur, il la dévalait dans une vitesse qui leur paraissait folle. Il fallait alors entendre leurs cris ! Or, cet après-midi là, son grand-père se trouvait à l'intérieur de la maison, occupé à préparer sa galette, celle qui avait fait sa renommée dans toute la ville en tant que pâtissier, celle qui réclamait une bonne heure de préparation pour être confectionnée dans les règles de l’art.
Ce sont les hurlements de Virginie qui l'avaient alerté et fait sortir précipitamment de sa cuisine. En bas de la pente, sa brouette gisait toute disloquée contre un cerisier. Un peu plus loin reposait le corps d'Elodie, inanimé. Virginie qui avait cessé de crier était agenouillée auprès de sa sœur et lui caressait les cheveux tout en gémissant. Elle ne savait pas comment la brouette lui avait tout à coup échappé des mains, dévalant la pente jusqu'à ce qu'Elodie en soit brutalement éjectée et se retrouve ainsi inerte sur le sol. Ensuite il y avait eu la sirène des pompiers suivie de celle de l'ambulance. Le lendemain le résultat des analyses était tombé comme un verdict sonnant le glas de leur enfance : paralysie médullaire. Elodie ne remarcherait jamais. C'est ainsi que, le cœur serti par la culpabilité, Virginie avait grandi auprès d'une petite sœur en fauteuil.
Une petite sœur qui au fil des années avait fait preuve d'une force de caractère hors du commun. Autant Virginie avançait dans la vie à pas feutrés, autant Elodie se jetait à bras ouverts dans l'existence. Après trois opérations, des mois de rééducation et des années d'entraînements intenses, elle s'était fait un nom, une gloire même, dans le cercle très fermé du tennis en fauteuil. Son palmarès était incroyable.
Néanmoins, en ce bel été de ses vingt ans, elle sentait son enthousiasme légendaire vaciller. Dieu sait pourtant si elle en avait rêvé de ces Jeux Olympiques : Paris 2024 comme un phare dans sa vie pour essuyer toutes les tempêtes. Et elle y était ! Remporter la médaille olympique sur le sol qui l'avait vu naître la rendait encore plus enviable. Cependant l'adversaire était de taille. En effet aujourd'hui Elodie devait affronter la première championne paralympique du tennis iranien. Une icône pour tout un peuple qui voyait en cette jeune fille le symbole d'une lutte contre toutes les adversités de l'existence. La presse avait fait ses choux gras de cette petite persane venue conquérir à Paris les palmes de la victoire. Elodie, qui d'ordinaire ne prêtait guère attention aux sirènes médiatiques, s'était laissée émouvoir par la destinée incroyable de son adversaire ayant perdu ses deux jambes après avoir sauté sur une mine antipersonnel alors qu'elle n'avait que cinq ans. Un destin qui méritait tout autant que le sien d'être auréolé de gloire. Le combat allait être rude.
Au bout de trois heures de rencontre, les deux adversaires étaient au coude à coude. C'était à Elodie de servir. Une balle de match qui pouvait lui garantir la victoire. Avec une précision d'horloger elle envoya la balle dans le carré de service de son adversaire qui, jouant également son va-tout, la lui renvoya avec un coup droit lifté. Tout à sa rage de vaincre, Elodie allongea alors son bras le plus loin qu'elle put et, se jetant littéralement sur cette balle, parvint à redresser sa trajectoire d'un vigoureux coup de poignet. Elle n'eut cependant pas le loisir de constater la validité de son point car, au moment même où la balle rebondit à côté de la ligne en lui assurant la victoire, son fauteuil pourtant muni d'un système anti-bascule, entraîné par sa folle énergie, se déséquilibra et la précipita à terre. Un "clic" avait retenti à ses oreilles. Un simple "clic" qui dans le tréfonds de sa mémoire venait faire écho à un bruit semblable. Déjà une civière était avancée sur le cours. Dans les gradins, le public en émoi s'était levé, les journalistes filmaient en gros plan le corps de la pauvre victorieuse empêtrée dans son fauteuil telle une tortue qui se serait accidentellement retournée. La jeune iranienne elle-même, oubliant sa défaite, avait contourné le filet et roulant le plus vite possible s'était précipitée aux côtés de sa concurrente.
Seule Elodie, comme coupée du drame qui venait de se dérouler devant les caméras du monde entier, tentait de remonter le temps. Les yeux fermés, dans une concentration extrême, elle n'écoutait pas les médecins qui, l'ayant redressée, la déposaient délicatement sur la civière. Elle restait rivée sur ce "clic" et s'arrimant à ce son comme à un fil d'Ariane, elle essayait de se diriger dans les méandres labyrinthiques de sa mémoire. Elle comprenait enfin. Le basculement de son fauteuil associé à ce simple bruit la ramenait au jour de son accident. C'est bien Virginie qui avait empoigné, comme le faisait papi Georges, les deux bras de la brouette et s'était élancée dans la pente avec un bruit de fusée. Mais ce n’était pas Virginie qui avait lâché prise comme elle l'avait toujours cru. Elodie en était désormais certaine, un bruit venait de résonner à son oreille et ce bruit, c'était celui de l'essieu qui lâche, l'essieu en bois que son grand-père avait retrouvé brisé. Le vieux à l'époque avait cru que le heurt de la brouette venue finir sa course folle contre le cerisier était cause de cette cassure. Mais dorénavant Elodie en était convaincue: c'est parce que l'essieu avait cédé que la brouette s'était déséquilibrée, obligeant Virginie à lâcher le manche.
Elle devait voir sa sœur sur le champ. C'était urgent. Capital. Elle implora les secours, elle rugit, elle tonna, elle vociféra. On crut à une réaction incohérente suite au choc qu'elle venait de subir mais elle ne voulut rien savoir. Qu'on lui apporte un autre fauteuil et qu'on la transporte immédiatement dans les gradins auprès de sa famille. Bien vite on obtempéra et tandis qu'elle réapparaissait sur le cours sous les vivats du public, sa sœur avertie par le coach s'avançait à sa rencontre. Nul ne sut jamais ce que les deux sœurs se dirent à cet instant précis mais lorsque vint le moment de monter sur le podium pour recevoir sa médaille olympique, Elodie exigea que Virginie se tînt debout à ses côtés. Des deux visages, on n'aurait su dire lequel était le plus rayonnant. Celui de la jeune médaillée parvenue au faîte de sa gloire ou celui de son aînée enfin libérée d'une culpabilité qui avait lesté toute sa jeunesse. Ce qui est certain c'est que lorsque retentirent les premières notes de la Marseillaise, un même éclat de joie, de cette joie pure, cristalline et sans autre raison qu'elle même, brillait dans leurs yeux.
Désormais, tout là-haut, grand-père pouvait reposer en paix.