La battue

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C'est quand on croit maîtriser la situation qu'elle nous échappe ! Les dialogues de qualité et l'atmosphère du récit donnent à cette enquête

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Nouvelles - Policier & Thriller

— Mais enfin, Gaston, on ne tire pas à la chevrotine sur tout ce qui bouge dans les bois ! Cinq fois de suite, en plus !
L'homme me regarda, l'air penaud, en triturant sa casquette. Il portait encore l'arme du crime en bandoulière, comme la dizaine de chasseurs qui faisait partie de l'assemblée. Ce n'était pas un mauvais bougre et j'étais certain qu'il n'avait pas un os malveillant en lui. Une tendance à la boisson, certes, mais c'était courant au village, où les distractions étaient rares. Enfin quand même !
— Je vous jure, Julien... m'sieur le Maire, balbutia-t-il, je croyais que c'était ce fichu sanglier, celui qu'a saccagé nos récoltes ! C'est vous qu'avez...
— Bien sûr que c'était moi qui avais signé l'ordre de battue, mais ça ne voulait pas dire que je leur avais donné licence de tirer sur tout et n'importe quoi !
— J'pouvais pas savoir, m'sieur le Maire. Il faisait sombre. Elle s'était réfugiée dans les buissons après le premier coup de feu et elle faisait encore du bruit. J'voulais pas prendre de risques. C'est vicieux ces bestioles.
J'essayai d'imaginer la scène et fus pris de nausées.
— C'était pas ma faute, renchérit l'individu. On ne se balade pas dans les bois à la tombée de la nuit, et en manteau de fourrure en plus, quand y a la battue.
— Mais qu'est-ce qu'elle foutait là, nom de Dieu !
Le juron m'avait échappé et je vis les doyennes se signer discrètement en chuchotant entre elles. Je fis un effort pour me calmer et scrutai l'assemblée pour voir si quelqu'un allait proposer une explication mais ne rencontrai que des regards neutres. Tout le village était là, réuni dans la grande salle de la mairie qui faisait office d'école, de salle des fêtes et servait pour toutes les grandes occasions. Les gens se serraient sur les bancs et tout autour de la salle et il y régnait une odeur particulière que je ne sus définir.

En tant que maire de la petite commune de soixante-dix âmes, je me devais d'assurer les fonctions d'officier de la police judiciaire, mais, de toute ma carrière, je n'avais jamais eu à gérer autre chose que des complaintes de voisinage ou les rixes du samedi soir après une soirée arrosée au bar de la mère Michaud. Rien ne m'avait préparé à ce genre de situation. Qu'allais-je dire au procureur de la République ?
— OK. Reprenons au début. Quelqu'un sait-il ce qu'elle faisait dans les bois à cette heure avancée ?
Une jeune femme à l'air emprunté se leva. J'eus du mal à la reconnaître au premier abord. Faut dire qu'on ne la voyait plus souvent depuis qu'elle était entrée au service de la baronne.
— Madame prenait la voiture tous les samedis, monsieur le Maire. Pour faire du shopping et voir ses amies de la ville.
Josette. Son nom me revint. Elle avait bien changé. J'eus un pincement de cœur en me remémorant la charmante jeunette qu'on voyait autrefois danser gaiement au bal du village. On racontait qu'elle était tombée enceinte et qu'elle avait dû se faire avorter, mais personne ne connaissait ni le père ni les raisons pour cet acte qui avait ému tout le village.
— Toute seule ?
— Non, m'sieur le maire. C'est Saïd, le jardinier, qui la conduit d'habitude. Mais il avait fait une mauvaise chute la veille, en taillant un arbre du jardin. Il n'a pas pu l'accompagner.
— Je vois. Elle revenait donc seule de la ville. Mais pourquoi avoir abandonné sa voiture ? Est-elle tombée en panne ?
— C'est à cause de l'arbre qu'est en travers de la route, m'sieur le Maire.
Je me tournai vers l'homme qui venait de parler. C'était le cantonnier municipal.
— Quel arbre ?
— Un grand chêne, m'sieur le Maire. Sur la route qui mène au bourg. L'est tombé en travers du chemin et personne ne peut plus passer. Sans doute à cause des orages des derniers jours.
— Pourquoi n'en ai-je pas été informé ?
Le cantonnier baissa la tête.
— J'voulais pas déranger, m'sieur le Maire. Victor m'avait promis d'y aller avec son tracteur pour dégager la voie mais fallait qu'il termine l'épandage, alors...
— De mieux en mieux ! Et si j'avais besoin de faire venir les gendarmes ?
J'avais dû parler à voix haute car l'assemblée fut secouée d'un murmure collectif.
— C'était un accident, monsieur le Maire, protesta une voix que je ne pus identifier. La faute à pas de chance. C'est pas une affaire pour la maréchaussée !
J'essayai de localiser qui s'était exprimé ainsi mais ne vis que le mur des villageois qui semblaient faire bloc. D'accord, la baronne n'était pas la personne la plus populaire dans la petite communauté, avec ses grands airs et sa façon de traiter tout le monde de « bouseux », moi-même y compris, mais de là à excuser le fait d'avoir été chassée dans les bois comme un animal, il y avait quand même des limites.
— Donc, si je comprends bien, madame de Mérignac s'est rendue seule à la ville dans sa voiture, a trouvé la route bloquée par un arbre à son retour et s'est engagée à pied dans les bois pour rentrer chez elle, c'est ça ?
Les villageois hochèrent la tête à l'unisson.
— C'est quand même étrange qu'elle ait choisi ce chemin. Pourquoi n'est-elle pas restée sur la route, surtout quand la nuit tombait ?
Haussement général d'épaules.
— Qui peut dire ce qu'est passé dans sa tête, monsieur le Maire, proposa le cantonnier. Les gens de la ville... ils sont pas comme nous. Ils pensent pas pareil.
— C'est quand même étonnant. Je l'imagine mal... autant que je m'en souvienne, la baronne n'était pas du genre à s'aventurer dans les bois, même pour promener ses chiens.
Un soupir collectif souligna l'allusion aux trois molosses qui terrorisaient les habitants chaque fois qu'on les voyait dans les rues du village. L'un d'entre eux avait même autrefois mordu la petite Marie, laissant une cicatrice affreuse sur sa joue. Mais enfin, c'était il y a des années, l'affaire avait été classée. C'était du passé.

La baronne possédait un manoir et des terres sur la colline surplombant le village et était une figure respectée dans la commune, une amie personnelle du préfet. Elle ne se mêlait jamais aux activités locales et ne semblait guère s'intéresser aux affaires du village. Tout au plus aurait-on pu lui reprocher les parties régulières qu'elle organisait au manoir et qui venaient troubler la paix de la petite communauté paysanne, mais la propriété lui appartenait. Après tout, on ne pouvait pas l'en empêcher. Il y avait bien des rumeurs qui couraient à son sujet, mais c'était inévitable dans un patelin isolé comme celui-ci où les gens n'ont guère d'autre distraction que les commérages.
Je me tournai vers Gaston.
— Et vous étiez combien pour cette battue ?
— Tous ceux qu'avaient un fusil, monsieur le Maire. Cette bête saccageait nos récoltes et on voulait mettre fin...
— Oui, oui, je sais. Et aucun d'entre vous n'a été capable de faire la différence entre un sanglier et une femme, fut-elle en manteau de fourrure ?
Le chasseur haussa les épaules et ne répondit pas. Je secouai la tête.
— J'ai peur malheureusement que cela ne dépasse mes compétences. Je vais devoir demander de l'aide à la gendarmerie. En attendant, je vais devoir confisquer vos fusils, pour les examens balistiques et tout ça, et... éviter d'autres incidents. J'espère que vous comprendrez.

Je sentis les villageois se raidir. Personne ne parla mais la tension était perceptible. Soixante-dix paires d'yeux étaient dirigées vers moi et j'eus une impression de malaise. Le cercle autour de moi commença à se resserrer, et l'odeur que j'avais perçue en entrant dans la salle se fit plus forte. Soudain tout m'apparut avec une clarté aveuglante. L'accident du chauffeur attitré. L'arbre sur la route. La baronne forcée hors de sa voiture et chassée à travers bois. Les coups de feu. Et je réalisai soudain que, comme elle, j'étais seul, dans la nuit, entouré de gens armés et déterminés dont se dégageait une odeur familière, comme une odeur de sang.

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