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Nouvelles - Littérature Générale
Ils sont trois dans la barque toute neuve.
Partis dans cette fraîche aube d'automne qui sent le goémon pourri et les pommes suries. Le temps est encore beau. Les vagues sont au repos.
Joseph, visage aigu griffé de rides, qu'au village on nomme L'Acier, est père de sept enfants. Du lever au coucher du soleil, il travaille dur pour extraire de la terre et de la mer de quoi nourrir les siens.
Son fils aîné François-Marie n'a pas le pied marin mais il veut devenir mousse. Il a sept ans. Des taches de son mitraillent son visage de rouquin.
Son jeune frère, Ti Jan, est un homme sec lui aussi. Mais on peut lire, dans son regard bleu transparent, droiture et gentillesse. Il croit très fort en Dieu et jamais ne manquerait la messe du dimanche matin à l'église de Saint-Pol-Aurélien.
Avant de larguer les amarres, ils font le signe de la croix. C'est ainsi, dans leur famille de ce coin perdu du Nord Finistère. Ils partent à la rame. Devant eux s'éloigne Pont An Diaoul, le pont du Diable.
Les deux frères souquent ferme. Il faut faire vite pour jeter les filets avant la marée basse, plus loin, au large de l'Aber-Benoît. La barque glisse entre les deux rives, elle laisse un sillage brillant que regarde l'enfant. Le bras de mer a la couleur des feuilles mortes.
« Kaoc'h* ! » crache le père en voyant que l'eau mouille ses sabots. Son fils a peur. C'est la première fois qu'il entend jurer son père. Joseph voudrait le rassurer mais ne sait pas mentir. Il lui dit d'écoper. Il ne veut pas croire à la malchance. Cette barque neuve, il l'a payée durement en partant à Ouessant faire les saisons de goémon. Il voulait être son propre patron, après avoir travaillé tant d'années comme un forçat chez les autres. Nourrir sa femme et ses enfants, qu'ils soient fiers du nom qu'ils portent.
Son frère scrute les berges. Personne en vue qui pourrait les aider. Le silence est total. Il ne veut pas le rompre, à quoi bon ! Mais il prie la Vierge Marie de toute son âme en écopant de toutes ses forces. Joseph se déchaîne sur les rames, il veut atteindre la berge qui lui paraît si proche. Mais la barque est lourde de toute cette eau qui ne peut se vider.
Elle finit par couler, la barque neuve, le jour de son baptême.
Les trois silhouettes font des mouvements désordonnés. Ils crient. Personne ne les entend. La mer s'engouffre dans leurs bouches. Ils cherchent en vain les rames pour s'y accrocher. Mais le courant les a déjà emportées. Ils ne savent pas nager. En ce temps-là, on ne se baignait pas.
La mer, qui les nourrit, les reprend dans son ventre.
Sur l'eau quelques boutoks*, embarqués pour y mettre les poissons, tourbillonnent, l'anse à l'air, d'une façon obscène. Puis coulent aussi.
Quelques pommes ridées s'en vont au fil de l'eau, vers le large.
Ils étaient trois dans la barque toute neuve.
__
* Kaoc'h : injure, « merde »
* Boutok : panier de pêche en osier
Histoire inspirée d'un fait divers qui s'est passé à Treglonou dans le Finistère Nord, dans les années 30.
Partis dans cette fraîche aube d'automne qui sent le goémon pourri et les pommes suries. Le temps est encore beau. Les vagues sont au repos.
Joseph, visage aigu griffé de rides, qu'au village on nomme L'Acier, est père de sept enfants. Du lever au coucher du soleil, il travaille dur pour extraire de la terre et de la mer de quoi nourrir les siens.
Son fils aîné François-Marie n'a pas le pied marin mais il veut devenir mousse. Il a sept ans. Des taches de son mitraillent son visage de rouquin.
Son jeune frère, Ti Jan, est un homme sec lui aussi. Mais on peut lire, dans son regard bleu transparent, droiture et gentillesse. Il croit très fort en Dieu et jamais ne manquerait la messe du dimanche matin à l'église de Saint-Pol-Aurélien.
Avant de larguer les amarres, ils font le signe de la croix. C'est ainsi, dans leur famille de ce coin perdu du Nord Finistère. Ils partent à la rame. Devant eux s'éloigne Pont An Diaoul, le pont du Diable.
Les deux frères souquent ferme. Il faut faire vite pour jeter les filets avant la marée basse, plus loin, au large de l'Aber-Benoît. La barque glisse entre les deux rives, elle laisse un sillage brillant que regarde l'enfant. Le bras de mer a la couleur des feuilles mortes.
« Kaoc'h* ! » crache le père en voyant que l'eau mouille ses sabots. Son fils a peur. C'est la première fois qu'il entend jurer son père. Joseph voudrait le rassurer mais ne sait pas mentir. Il lui dit d'écoper. Il ne veut pas croire à la malchance. Cette barque neuve, il l'a payée durement en partant à Ouessant faire les saisons de goémon. Il voulait être son propre patron, après avoir travaillé tant d'années comme un forçat chez les autres. Nourrir sa femme et ses enfants, qu'ils soient fiers du nom qu'ils portent.
Son frère scrute les berges. Personne en vue qui pourrait les aider. Le silence est total. Il ne veut pas le rompre, à quoi bon ! Mais il prie la Vierge Marie de toute son âme en écopant de toutes ses forces. Joseph se déchaîne sur les rames, il veut atteindre la berge qui lui paraît si proche. Mais la barque est lourde de toute cette eau qui ne peut se vider.
Elle finit par couler, la barque neuve, le jour de son baptême.
Les trois silhouettes font des mouvements désordonnés. Ils crient. Personne ne les entend. La mer s'engouffre dans leurs bouches. Ils cherchent en vain les rames pour s'y accrocher. Mais le courant les a déjà emportées. Ils ne savent pas nager. En ce temps-là, on ne se baignait pas.
La mer, qui les nourrit, les reprend dans son ventre.
Sur l'eau quelques boutoks*, embarqués pour y mettre les poissons, tourbillonnent, l'anse à l'air, d'une façon obscène. Puis coulent aussi.
Quelques pommes ridées s'en vont au fil de l'eau, vers le large.
Ils étaient trois dans la barque toute neuve.
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* Kaoc'h : injure, « merde »
* Boutok : panier de pêche en osier
Histoire inspirée d'un fait divers qui s'est passé à Treglonou dans le Finistère Nord, dans les années 30.
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