La banalité du mal

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  • La Peur

Note de l'éditeur : ce texte peut choquer les lecteurs les plus sensibles.

Ça fait longtemps que je ne ressens plus le besoin de m'expliquer. Crier mon innocence pendant toutes ces années aux matons goguenards et aux détenus méprisants a suffi à me faire passer le goût des justifications. Et puis, j'étais innocent, avant. Maintenant, je suis coupable.

Si je t'adresse ces derniers mots, Maman, ce n'est pas pour que tu me pardonnes, ni même pour que tu me croies. Je vais disparaître. On trouvera ma dépouille. On verra ce que j'ai fait. Ça passera dans les journaux. Des inconnus me haïront, avant de se souvenir qu'ils sont en retard pour le cinéma, ou que leurs amis les attendent au bar du coin. Je veux simplement que quelque-part en ce monde, il reste une trace de la vérité. Et même si cette lettre n'est lue que par toi, au moins, elle existera.

Te rappelles-tu qui j'étais, avant tout ça ? J'ai du mal à me souvenir. Mon ancienne vie n'est plus qu'un songe opaque. J'étais un étudiant banal, bourré de certitudes. J'étais de gauche. Je m'insurgeais devant l'incompétence de politiciens dont j'ai oublié les noms. Je me voyais Victor Hugo, hurlant contre la misère.

Elle était d'une beauté... Tu ne l'as jamais vue, je crois. Ses yeux noisette, son petit nez frémissant, son sourire plein de candeur.

Quand elle est tombée enceinte, j'étais d'accord pour l'avortement. Je voulais l'aider, l'accompagner dans cette épreuve. Elle m'a rejeté. Elle a tout fait toute seule, ignorant mes messages, mes appels. Mon petit cœur d'étudiant arrogant ne l'a pas supporté. Maintenant tout ça me semble bien futile, bien sûr. Mais pour un jeune homme qui n'a jamais souffert, la blessure narcissique était vive. C'était aussi mon enfant, après tout ! J'avais le droit d'être là !

Deux mois plus tard, je ne tenais plus. Je suis allé chez elle, dans la nuit.
Je suis entré par le balcon. Elle était devant la télé. Elle n'était même pas surprise. Elle a juste soupiré en me voyant. Je me suis planté devant elle et je l'ai giflée. « Tu es une personne abominable. Tu me répugnes. »
C'est là qu'elle a menti, Maman. Elle m'a souri. Je le jure. Elle m'a souri de son petit air naïf. Elle s'est mise à genoux devant moi et a défait mon pantalon. C'est elle qui a voulu ! Je me suis laissé faire. Au bout d'un moment, elle s'est arrêtée. « Casse-toi. » J'étais humilié, mais j'ai obéi. J'ai renfilé mon pantalon et je suis parti. J'étais au pas de la porte quand elle a crié de sa voix frêle : « Tafiole ! » Alors j'ai refermé la porte et je suis revenu. Elle souriait toujours. Je me suis rué sur elle. Elle a éclaté d'un rire joyeux. Je le jure ! Elle le voulait !

Le lendemain, la police était à la porte. Tu connais la suite. Dix ans de prison. Cinq, pour bonne conduite. Je vous ai tous perdus. Personne ne m'a cru, pas même toi, Maman. Mais je comprends. La gifle que je lui ai donnée, mon ADN, le voisin qui m'a vu entrer par le balcon... et ses grands yeux larmoyants. Personne ne peut résister à ses yeux.

Pour toi, Maman, l'histoire s'est arrêtée là. Tu as renié ton fils, tu as pleuré, tu as eu honte. Et puis tu es passée à autre chose. Je t'ai vue, hier. Je t'ai suivie toute la journée. Tu as fait ton marché, discuté avec tous tes amis commerçants. Tu as retrouvé ce grand monsieur au manteau beige à midi. Vous vous êtes embrassés. Tu as passé le reste de la journée dans ton jardin. Le soir, tu as dîné avec la famille. Papi et Mamie étaient là. Vous rigoliez. J'étais à la fenêtre.
Tu as l'air heureuse, Maman. Les gens semblent avoir oublié que ton fils est un violeur. Tu sembles l'avoir oublié aussi. Je suis désolé de te faire revivre cela.

Pendant que tu reprenais ta vie, moi, j'étais en prison. Un jeune gringalet qui lit Platon et Flaubert ne passe pas inaperçu en prison. Je me suis fait battre plusieurs fois. Et puis, ils ont découvert mon crime quand elle est passée à la télé. Les grands yeux brillants, la mâchoire serrée, le front délicieusement plissé, elle prenait des allures de femme forte en faisant de la « sensibilisation ». Elle disait qu'il ne fallait pas se laisser faire. Qu'il fallait punir ces hommes qui se croient tout permis.
Les détenus sont tombés sous son charme. Ils m'ont haï immédiatement. Au début, ils n'ont fait que me violer. Chaque soir, à tour de rôle. Et puis, un jour, ce n'était plus une punition suffisante. Alors, dans la nuit, ils m'ont tranché le sexe. Ce bout de chair qui choit mollement sur mon ventre. Le sang, la terreur... puis la douleur.

Tu as lu Hannah Arendt comme moi, Maman. Tu sais que le mal est en chacun de nous. Il suffit juste que quelqu'un appuie sur le bon bouton. Je ne pouvais plus vivre, cette fois. Mais je ne pouvais pas non plus mourir en la sachant là, quelque-part, à sourire de ses grands yeux.

J'ai fait ma peine. J'ai imaginé pendant cinq ans tout ce que je lui ferai. Au début, je voulais simplement la tuer. Lui trancher la gorge. Mais avec le temps, j'ai compris que ce n'était pas juste. Elle a volé ma vie, ma dignité, mon espoir. Je devais faire pareil.

Ce matin, j'ai attendu qu'elle sorte de son appartement pour aller travailler. J'avais un taser acheté sur internet, un van loué dans la même agence de location que celle que tu utilises quand tu vas dans la Drôme.
Je l'ai tasée, enfermée, et j'ai conduit jusqu'à ta maison de campagne. Je l'ai attachée sur une chaise et j'ai attendu un peu avant d'ôter ma capuche. Quand elle m'a vu, elle a eu un hoquet de surprise, puis j'ai vu la peur dans ses yeux. J'ai souri. Je n'avais pas souri depuis des années. J'ai cru que j'allais lui demander pourquoi. J'ai toujours imaginé que je lui demanderai les raisons de son infamie. Mais devant ses grands yeux terrifiés, je n'en ai plus ressenti le besoin. Ça n'avait plus d'importance. À la place, je lui ai dit ça : « Il y a un tisonnier qui chauffe dans la cheminée. Quand il sera rouge, je l'enfoncerai dans ton pubis. Avant ça, je vais lacérer ton visage avec le couteau cranté qu'il y a ici, puis je t'exciserai. Jusqu'à la fin de tes jours, tu seras laide, stérile, inapte au moindre plaisir de la chair. »
Sur ma foi, Maman, elle est devenue hideuse ! Je ne pensais pas qu'un tel visage pouvait devenir si terrible. L'horreur de cette promesse lui a déformé les traits. Elle s'est mise à baver, à pleurer. J'ai pris le couteau cranté, j'ai détruit son beau visage. Puis j'ai soulevé sa petite jupe violette, baissé sa culotte, pris un scalpel, écarté ses lèvres, et sectionné son clitoris. Après avoir poussé plusieurs hurlements à m'en déchirer les oreilles et s'être ruée dans tous les sens comme une bête fauve, elle s'est évanouie. J'ai attendu que le tisonnier soit rouge et je le lui ai enfoncé. Elle s'est éveillée brusquement, la bouche informe, les yeux injectés de sang, le teint violacé. Elle n'a pas émis un son. Elle m'a juste fixé, comme ça, alors que je faisais bien attention à aller jusqu'au bout sans lui déchirer l'utérus. Puis j'ai ôté le fer de la chair. Elle s'est à nouveau évanouie. Je l'ai détachée, portée jusqu'à la terrasse. Elle est toujours inconsciente alors que je t'écris ces mots.
Quand j'aurai fini, j'appellerai les pompiers, puis je me tuerai. Maintenant que la vérité, la vraie, nue, atroce, est scellée dans cette lettre, je peux mourir sereinement. Je vais me trancher la gorge. Je ne veux pas d'une mort douce. Je veux souffrir, suffoquer.

Ai-je bien fait ? Non. Avais-je le droit de faire cela ? Non.
Dans le Gorgias, Socrate dit que « nul ne fait le mal volontairement ». Je l'ai fait en toute conscience. Je m'en suis délecté.
Qui peut me condamner pour ça ? Qui, en sortant de prison, serait allé frapper à sa porte pour lui dire : « Je te pardonne » ?

Au fond de toute âme sommeille un assassin, Maman, un mutilateur. Ceux qui ne le sont pas n'ont simplement pas assez souffert.

Merci de m'avoir lu, Maman. J'ai tout nettoyé à la javel, ta maison de campagne est comme neuve. C'est étrange, pourtant. Il y a comme une odeur de sang. J'ouvre les fenêtres, et je me tue.

Adieu, Maman.

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