Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. Cette protestation sourde résonna en moi quand il se présenta comme notre maître. J'avais reçu quelques coups parce que je résistais. Il martelait que le système éducatif était abominable. Il affirmait que par la volonté d'Allah il reformerait tout dans cet État putréfié, cet État « haram ». Comme je regrette d'être venue à l'internat cette année-là ! Non pas que je trouvais l'école exécrable, mais j'avais eu l'occasion de changer d'établissement scolaire. Malheureusement, j'avais hésité. Toutes mes amies fréquentaient cette école.
Depuis ce temps, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Les jours se succèdent et se ressemblent. Engluée dans une pesante monotonie, j'ai désormais perdu tout espoir. Tout avait commencé par une nuit de pleine lune. Nous venions à peine de nous coucher quand soudain nous avons entendu des coups de feu crépiter dans la nuit profonde, suivis de clameurs sauvages. Quelques instants plus tard, nous nous retrouvions tous dehors. Dans le brouillard de nos larmes, les corps frémissants, nous voyions notre école partir en fumée. Ils n'étaient pas encore sûrs du traitement qu'ils devaient nous infliger. Mais rapidement, ils décidèrent de nous emmener. Dans les minutes qui suivirent, nous nous engouffrâmes précipitamment dans leurs véhicules qui, bientôt, foncèrent dans la forêt sinistre qui nous sert dorénavant de demeure.
Dans un crissement de pneus, les voitures s'arrêtèrent dans une minuscule clairière de cette forêt lugubre. L'un d'eux, un homme élancé et fort barbu, s'approcha de moi, sa kalachnikov négligemment accrochée sur l'épaule. Il semblait redoutable. À ma grande surprise, il me parla avec douceur. Il voulait savoir comment je m'appelais. Je le regardais toute tremblante, bouche bée. Ma meilleure amie et moi avions décidé de ne pas coopérer avec eux. Naïma était plus courageuse que moi. Pour l'instant, la raison de mon mutisme n'était pas due au respect de la promesse faite. J'avais plutôt l'impression que les mots restaient dans ma gorge comme une pâte collante. Je ressentais en même temps une frayeur démesurée et de l'aversion pour ces gens. Ce ressentiment était en même temps dirigé contre eux tous et contre mon pays. Pendant que j'étais gagnée par ce sentiment de haine mêlé de peur, je sentis sa main vigoureuse se poser sur mes frêles épaules. D'un geste impérieux, il me tendit un hijab.
Je croyais que la captivité serait brève, que l'on nous relâcherait au plus tôt. Je rêvais que notre gouvernement nous libérerait, que la terre entière se donnerait beaucoup de mal pour nous retrouver. Hélas ! Aucune réaction du monde extérieur ! Certaines d'entre nous avaient tenté de s'échapper, mais des populations complices les avaient ramenées au repaire. Les indociles, Naïma et une quinzaine de filles, avaient été séparées du reste du groupe. J'ai longtemps imaginé qu'elles étaient mortes. Elles avaient été conduites vers le chef suprême qui se faisait appeler l'Imam. Elles devaient y recevoir le salaire de leur insoumission.
Nous pensions avoir été enlevées parce que nous étions en majorité chrétiennes. Pourtant, ce détail semblait insignifiant à leurs yeux, puisqu'ils s'en prenaient également aux musulmanes. Pendant un temps, ils se firent moins rudes envers nous. Mais ce n'était qu'une ruse pour nous contraindre à nous marier avec eux. Nous avions résolu de ne pas du tout leur céder. Conscients de notre intention, nos bourreaux nous affamèrent pendant des jours. On nous servait des repas irréguliers pour nous permettre juste de ne pas trépasser. Je réfléchissais sans cesse. D'une part, j'estimais que je devais leur résister jusqu'à la mort. D'autre part, j'étais convaincue qu'il fallait que je survive. Je voyais progressivement ma peau coller sur mes os. Mes facultés cognitives se dégradaient. Parfois, les autres filles me regardaient avec empathie comme si ma condition ne valait pas mieux que la leur.
Un soir, au crépuscule, je me levai péniblement. J'embrassai les filles et leur fis mes adieux. Lors de la nuit fatidique de notre kidnapping, nous nous étions toutes doutées du sort qui serait le nôtre. On se savait entre la vie et la mort. Comme nous nous étions tous trompées. Le choix qui s'imposait à nous n'était ni celui de vivre ni celui de mourir ; nous étions déjà destinées à la mort. Cependant, la manière dont nous devions mourir dépendait de nous. Nous l'avions toutes compris au bout d'un certain temps. Je n'en pouvais plus, je devais en finir avec mes atermoiements.
La mort dans l'âme, je me dirigeai lentement vers la hutte de mon tortionnaire. Je me tournais une dernière fois, telle la femme de Lot pour regarder mes compagnes d'infortune. Je songeais à Naïma, ma meilleure amie. Elle au moins, avait su rester digne et pugnace. Si seulement ce regard en arrière m'avait changée en statue de sel ! Je m'en allai, laissant les autres filles derrière moi. J'avançais péniblement, suivie d'un garde à la mine patibulaire qui épiait mes moindres faits et gestes. Je secouais discrètement la longue natte de bambous faisant office de porte dans un léger bruissement sec. Étonnamment, j'eus l'impression que ce craquement à peine perceptible retentit avec fracas dans le silence troublé par le chant des grillons. Sans tarder, une main écarta la natte. Éclatant en sanglot, je murmurai d'une voix étranglée : « Malam, me voici, prête à me marier. » Le maître esquissa un sourire quand je lui annonçai la nouvelle de ma capitulation. Il m'offrit de la nourriture. Je l'avalais avidement. Je ne me rappelle pas avoir autant mangé par le passé. Pour la première fois depuis des mois, je dormis paisiblement. Au fil du temps, j'avais appris à ne plus appréhender les cauchemars. Comment craindre encore la nuit quand on vit dans l'obscurité ?
Le lendemain, je me réveillais au son des prières matinales. J'étais prise de remords. Avais-je opéré le bon choix ? À ce moment, on me présenta un homme que je n'avais pas remarqué auparavant. Je compris très vite que c'était mon futur mari. Je devais quitter le camp pour vivre ailleurs. J'étais littéralement déchirée.
Le temps a passé. L'ancien repaire a été détruit par une frappe aérienne. Cette énième attaque donna lieu à une véritable hécatombe. Certaines filles que je connaissais bien y laissèrent la vie. D'autres sont mortes en couches. J'estime qu'elles ont une chance dont je n'ai pas bénéficié. Combien j'aurais souhaité disparaître comme elles ! J'ai aussi appris que quelques-unes de mes compagnes de captivité avaient obtenu la délivrance à laquelle nous aspirions toutes. Selon les rumeurs, elles auraient été échangées contre de nouveaux prisonniers moyennant une rançon. Naïma en faisait partie. Elle me manque énormément. Je suis certaine qu'elle a pensé que j'aurai dû me montrer plus endurante. Les savoir désormais libres et moi captive me laisse un goût amer. Le suicide m'a traversé l'esprit à maintes reprises, mais c'est un cap que je n'ai pu me résoudre à franchir. Était-ce dû à des motifs religieux ? Au fil du temps, on perd la foi. Ce n'est pas que j'ai adhéré à leur cause, je ne suis pas si folle ! Je crois que la raison pour laquelle je n'ai pas pu m'ôter la vie est la naissance du bébé. J'étais dégoutée et en même temps attendrie par cette créature innocente. Je l'ai longtemps détestée. Au bout du compte, j'ai réalisé qu'elle n'était pas fautive. Elle n'était pas non plus aimée de son père, la pauvre. Chez ces gens, les filles sont plutôt mal accueillies, ce qui n'est pas le cas des garçons. Elle m'a permis de m'évader un peu, quoique neurasthénique ; j'ai le cafard au quotidien. Je vis ici depuis maintenant huit ans, oubliée de tous. Mon seul « péché » c'est d'être une fille, une fille qui avait choisi d'aller à l'école.
Depuis ce temps, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Les jours se succèdent et se ressemblent. Engluée dans une pesante monotonie, j'ai désormais perdu tout espoir. Tout avait commencé par une nuit de pleine lune. Nous venions à peine de nous coucher quand soudain nous avons entendu des coups de feu crépiter dans la nuit profonde, suivis de clameurs sauvages. Quelques instants plus tard, nous nous retrouvions tous dehors. Dans le brouillard de nos larmes, les corps frémissants, nous voyions notre école partir en fumée. Ils n'étaient pas encore sûrs du traitement qu'ils devaient nous infliger. Mais rapidement, ils décidèrent de nous emmener. Dans les minutes qui suivirent, nous nous engouffrâmes précipitamment dans leurs véhicules qui, bientôt, foncèrent dans la forêt sinistre qui nous sert dorénavant de demeure.
Dans un crissement de pneus, les voitures s'arrêtèrent dans une minuscule clairière de cette forêt lugubre. L'un d'eux, un homme élancé et fort barbu, s'approcha de moi, sa kalachnikov négligemment accrochée sur l'épaule. Il semblait redoutable. À ma grande surprise, il me parla avec douceur. Il voulait savoir comment je m'appelais. Je le regardais toute tremblante, bouche bée. Ma meilleure amie et moi avions décidé de ne pas coopérer avec eux. Naïma était plus courageuse que moi. Pour l'instant, la raison de mon mutisme n'était pas due au respect de la promesse faite. J'avais plutôt l'impression que les mots restaient dans ma gorge comme une pâte collante. Je ressentais en même temps une frayeur démesurée et de l'aversion pour ces gens. Ce ressentiment était en même temps dirigé contre eux tous et contre mon pays. Pendant que j'étais gagnée par ce sentiment de haine mêlé de peur, je sentis sa main vigoureuse se poser sur mes frêles épaules. D'un geste impérieux, il me tendit un hijab.
Je croyais que la captivité serait brève, que l'on nous relâcherait au plus tôt. Je rêvais que notre gouvernement nous libérerait, que la terre entière se donnerait beaucoup de mal pour nous retrouver. Hélas ! Aucune réaction du monde extérieur ! Certaines d'entre nous avaient tenté de s'échapper, mais des populations complices les avaient ramenées au repaire. Les indociles, Naïma et une quinzaine de filles, avaient été séparées du reste du groupe. J'ai longtemps imaginé qu'elles étaient mortes. Elles avaient été conduites vers le chef suprême qui se faisait appeler l'Imam. Elles devaient y recevoir le salaire de leur insoumission.
Nous pensions avoir été enlevées parce que nous étions en majorité chrétiennes. Pourtant, ce détail semblait insignifiant à leurs yeux, puisqu'ils s'en prenaient également aux musulmanes. Pendant un temps, ils se firent moins rudes envers nous. Mais ce n'était qu'une ruse pour nous contraindre à nous marier avec eux. Nous avions résolu de ne pas du tout leur céder. Conscients de notre intention, nos bourreaux nous affamèrent pendant des jours. On nous servait des repas irréguliers pour nous permettre juste de ne pas trépasser. Je réfléchissais sans cesse. D'une part, j'estimais que je devais leur résister jusqu'à la mort. D'autre part, j'étais convaincue qu'il fallait que je survive. Je voyais progressivement ma peau coller sur mes os. Mes facultés cognitives se dégradaient. Parfois, les autres filles me regardaient avec empathie comme si ma condition ne valait pas mieux que la leur.
Un soir, au crépuscule, je me levai péniblement. J'embrassai les filles et leur fis mes adieux. Lors de la nuit fatidique de notre kidnapping, nous nous étions toutes doutées du sort qui serait le nôtre. On se savait entre la vie et la mort. Comme nous nous étions tous trompées. Le choix qui s'imposait à nous n'était ni celui de vivre ni celui de mourir ; nous étions déjà destinées à la mort. Cependant, la manière dont nous devions mourir dépendait de nous. Nous l'avions toutes compris au bout d'un certain temps. Je n'en pouvais plus, je devais en finir avec mes atermoiements.
La mort dans l'âme, je me dirigeai lentement vers la hutte de mon tortionnaire. Je me tournais une dernière fois, telle la femme de Lot pour regarder mes compagnes d'infortune. Je songeais à Naïma, ma meilleure amie. Elle au moins, avait su rester digne et pugnace. Si seulement ce regard en arrière m'avait changée en statue de sel ! Je m'en allai, laissant les autres filles derrière moi. J'avançais péniblement, suivie d'un garde à la mine patibulaire qui épiait mes moindres faits et gestes. Je secouais discrètement la longue natte de bambous faisant office de porte dans un léger bruissement sec. Étonnamment, j'eus l'impression que ce craquement à peine perceptible retentit avec fracas dans le silence troublé par le chant des grillons. Sans tarder, une main écarta la natte. Éclatant en sanglot, je murmurai d'une voix étranglée : « Malam, me voici, prête à me marier. » Le maître esquissa un sourire quand je lui annonçai la nouvelle de ma capitulation. Il m'offrit de la nourriture. Je l'avalais avidement. Je ne me rappelle pas avoir autant mangé par le passé. Pour la première fois depuis des mois, je dormis paisiblement. Au fil du temps, j'avais appris à ne plus appréhender les cauchemars. Comment craindre encore la nuit quand on vit dans l'obscurité ?
Le lendemain, je me réveillais au son des prières matinales. J'étais prise de remords. Avais-je opéré le bon choix ? À ce moment, on me présenta un homme que je n'avais pas remarqué auparavant. Je compris très vite que c'était mon futur mari. Je devais quitter le camp pour vivre ailleurs. J'étais littéralement déchirée.
Le temps a passé. L'ancien repaire a été détruit par une frappe aérienne. Cette énième attaque donna lieu à une véritable hécatombe. Certaines filles que je connaissais bien y laissèrent la vie. D'autres sont mortes en couches. J'estime qu'elles ont une chance dont je n'ai pas bénéficié. Combien j'aurais souhaité disparaître comme elles ! J'ai aussi appris que quelques-unes de mes compagnes de captivité avaient obtenu la délivrance à laquelle nous aspirions toutes. Selon les rumeurs, elles auraient été échangées contre de nouveaux prisonniers moyennant une rançon. Naïma en faisait partie. Elle me manque énormément. Je suis certaine qu'elle a pensé que j'aurai dû me montrer plus endurante. Les savoir désormais libres et moi captive me laisse un goût amer. Le suicide m'a traversé l'esprit à maintes reprises, mais c'est un cap que je n'ai pu me résoudre à franchir. Était-ce dû à des motifs religieux ? Au fil du temps, on perd la foi. Ce n'est pas que j'ai adhéré à leur cause, je ne suis pas si folle ! Je crois que la raison pour laquelle je n'ai pas pu m'ôter la vie est la naissance du bébé. J'étais dégoutée et en même temps attendrie par cette créature innocente. Je l'ai longtemps détestée. Au bout du compte, j'ai réalisé qu'elle n'était pas fautive. Elle n'était pas non plus aimée de son père, la pauvre. Chez ces gens, les filles sont plutôt mal accueillies, ce qui n'est pas le cas des garçons. Elle m'a permis de m'évader un peu, quoique neurasthénique ; j'ai le cafard au quotidien. Je vis ici depuis maintenant huit ans, oubliée de tous. Mon seul « péché » c'est d'être une fille, une fille qui avait choisi d'aller à l'école.