L’œil bleu de la Méditerranée saigne…

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux. Tu étais la plus petite de ton clan, et l'une de ces rares personnes à vouloir laisser la brousse et ses petits secrets, pour construire sa propre famille. Nous avions grandi dans cette petite zone, papa, toi et moi. Papa, mis à part son talent de Griot , il t'aida toujours dans les travaux des champs, malgré son piteux état de santé dû à son âge et tu vendis péniblement la récolte au petit marché du coin. Je ne connus pas assez de mes autres frères, car tu hésitas toujours à me dire où ils sont. Ce petit secret a grandi entre nous. Et, peut-être c'est l'une des raisons qui ont expliqué le fait qu'on a décidé d'aller à Bembeto, cette petite banlieue construite sur la braise, car elle est toujours en ébullition. Nous eûmes grandi à Timbo, une petite zone de Fouta-Djalon, un lieu vallonné et verdoyant autrefois, les éleveurs faisaient paître leur troupeau paisiblement, on vivait aussi de la cueillette et pour les fruits ils y eurent abondamment. -Il fut un temps où il eut tout cela ici, dit toujours papa. Et, après avoir emmené paître les troupeaux, on revenait toujours avec le hybbe remplit de lait, un très grand trésor de chez nous. Nous fûmes si jeune maman, ensemble à respirer l’odeur moite de la petite case. Nous eûmes cette puérile habitude de bricoler tout ce qui n'échappait pas encore à nos cinq sens comme si on restitua les bribes de cette vie qui s’effritèrent. De vieux disques de Nina Simone des année 60 très en vogue, quelques phonographes usagés qu’apportèrent les amis de papa, mais surtout cette vieille photo de la sainte vierge au petit visage endolori, avec sa tête auréolée, aux contours floraux. Et, malgré les fissures de sa surface vitrée, suite à une chute inattendue, tu la chéris toujours. Non pas parce que c’est l’un de ces souvenirs abjects que les hommes civilisateurs venus de l’occident nous ont laissés avant de partir. Mais plutôt, parce que ce fut la seule rescapée lorsque le feu a apprivoisé la naïveté de notre première petite case. Et, Dieu seul sait quel malin génie nous a attaqué ce soir-là, parce que nous fûmes tous au dehors, il n’y a eu même pas une brindille allumée dedans. D'un son inattendu de crépitements, nous accourûmes vers la case déjà enflammée. Et, on a pu péniblement éteindre le feu, rien ne fut échappé de la flamme, sinon, cette seule rescapée, une petite image de la vierge sentant la fumée et le visage tout attristé.
Je ne l’oublierai pas, cette époque où papa t’apporta ces longs boubous qui laissèrent déjà présager ton allure de reine, comme une oasis dans son cœur vague et désert. Ce qui m’a prouvé que la cicatrice des douleurs pharaoniques du temps s’apaisent par la grandeur d’un amour pyramidal. Et, le soir, lors de certains événements en tribu, chez nous les Peuls, papa, d’une ferme dextérité, battait le tam-tam vigoureusement, accompagné du son enchanteur des flûtes pastorales; moi j’admirais la virilité de ton corps d’ébène en transe, tout en sueur, obnubilé par la misère. Ton visage plein d’envie, comme les lèvres charnues de la lune sous le coup de l’orgasme oppressant et déferlant des nuages, me fait revivre tes propos qui résonnèrent encore dans ma tête : -Tounkara, je devrais partir... Et, je n’avais que dix ans.
Ce fut comme une douche d’eau froide dans le dos; ce jour-là, papa fut pâlit par ta décision, pourtant, tu lui reprochas toujours de son mutisme, malgré son âge et ses douleurs de rhumatismes aiguës. Les grands maux s’expriment dans l'anonymat et n’ayant pour interface que le silence. Larmes aux joues, il te rétorqua :
-Pourquoi tu devrais partir, sommes-nous trop misérables pour grandir ensemble ? Percer les mystères de la vie, apprendre à planter des roses sur les chemins parsemés d’embûches ? Dans un soupir qui dit long de ton mal-être, tu laissas échapper en sanglot ces mots brisés en mille morceaux de ta gorge :
-Depuis ma naissance, j’erre ici, je ne sais pas pourquoi je reste accolé à ce destin. J’ai eu ma jeunesse gâchée dans l’espoir de voir grandir ma fille. Maintenant, elle ne fréquente même pas encore une école. Hélas, ici on ne peut pas trouver de quoi survivre. Où travailler ? Où apprendre un métier ? Sur un petit ton d'enfant candide, je te dis :
- Où sont mes frères, maman ? Je ne t'avais jamais dit cela auparavant, car ce fut un secret entre toi et moi... Accablé par cette interrogation, papa baissa convulsivement la tête. Ces mots lourds s'entrecoupaient dans sa gorge enrouée :
- Je te l'ai caché ma fille, car ce fut si cruel pour moi, ces réminiscences. Ce ne fut pas voulu... Vos trois frères ont été pendus au petit matin du 25 janvier 1971, parmi ces personnes qu’on a qualifiées de complotistes par le régime oppressant, du dictateur Soke. Il y a de cela deux décennies maintenant. Et, ce fut le jour le plus dur de mon existence. La tête baissée, muette, elle pleure... Je fus frappé d'une stupeur qui morcela mon âme, et les joues couvertes de larmes, je t'ai balbutié :
-Et, c'est pour cela que tu as voulu partir, depuis ce...
Et, tu peinais à répondre :
-Oui, afin que les roses dont parlait ton papa puissent éclore un jour. Tu fondis en larmes. Le lendemain, tu nous as laissé, moi, papa et la petite case, seul. Parfois, la vie nous éprouve le pire pour pouvoir comprendre le peu, ce fut le moins que nous puissions dire maman, car le désespoir dégoulinait dans les fameuses plaies de cette terre de la Guinée à laquelle noua notre cordon ombilical. Et, c'est ce petit lien qui nous retint, pourtant on ne le vit même pas. Face à ces inégalités démesurées qui ridèrent le visage de nos rêves, fallait que tu partes... Le goût salé de l'horizon se mêla à l'aridité de nos conditions de vies, un cocktail délétère que les échauffourées politiques permanents nous imprégnaient l'âme de surcroît. Cinq ans après, ton départ pesa lourd sur mon existence. Et, voici cette toute petite lettre que je t'ai envoyée : Chère maman, Comment vas-tu ? Depuis ce jour où tu es partie, je sens le poids de tes battements de cœur sur mes souvenirs. Papa est mort, personne ne put te donner la nouvelle. Pas même le vent, non il ne peut pas non plus porter chaque goutte de mes pleurs. Je suis seul ici, peut-être te suivre sera mieux... Bisous ta fille chérie !
Pourtant, elle ne te parvint pas cette lettre, car je n'ai jamais eu ton adresse. Mais, je la gardai sous mon oreiller. Ce fut de cette terre calcinée de la Guinée que je fus parti. J'allai dans l'espoir de retrouver ma mère errant peut-être sur la terre libyenne. Car, elle rêva toujours d'y aller. Une terre dont j'ignorai la face cachée. Mon cœur devint aride, pas de place pour les Fleurydora Felicis de l'espoir, qui nouèrent l'amour maternel entre lui et moi. Et, je voulus non seulement rejoindre maman, mais aussi trouver de quoi survivre. De là étant, l'épine du mal supplanta mes rêves. Je n'ai pas pu rejoindre ma mère déjà assassinée après avoir été maintes fois violée. J'ai appris tout cela par des témoignages d'autres victimes. J'allais connaître le goût de l'enfer sur mes lèvres, je n'avais que quinze ans. Séquestrée puis livrée à la lubricité et aux tabassements de quatre hommes quotidiennement, j’échappai tout enceinte en me faisant aider par un passeur qui m'assura le désir de toute ma vie, partir. Trois jours plus tard, ce fut la date fixée pour le départ et la côte fut bruyante et bondée de monde. L'odeur des poissons s'élevèrent et le sable s'enlissa sous nos pieds. Et, après l'appareillage, la petite embarcation pneumatique démarra. On suivit le vol des Albatros que le vrombissement du moteur chassa au-dessus de nos têtes, jusqu'à cette heure, où au beau milieu de la Méditerranée, on remarqua que la petite embarcation s'abaissa d'un côté. Tout le monde fut pris de panique. Les cris retentissèrent dans le vide. D'un coup le moteur s'arrêta net et l'embarcation pneumatique était crevée, l'eau commence à rejoindre le bord, et tout à coup...