L’isba

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  • La Peur
Fouettés par le vent glacial, deux soldats se traînaient à bout de force dans la neige épaisse. Depuis deux jours, le caporal Jürgen Schuld et le fusilier Klaus Wenker, de la 3e division SS « Totenkopf », erraient dans l'immensité figée par le froid intense. Ils étaient les uniques survivants de leur section, exterminée comme une meute de bêtes sauvages par une brigade de partisans surgie de nulle part. Les deux hommes progressaient avec peine dans la nuit, arrachant les pieds à la neige qui s'affaissait jusqu'au genou à chaque pas, le fusilier soutenant le caporal. Ils poussaient vers une isba dont la silhouette était perceptible dans la luminescence blafarde du paysage, le seul refuge apparent dans ce qui autrement n'était que désert blanc et mort assurée.
Ayant rejoint avec difficulté la maison, les deux hommes rassemblèrent leurs dernières forces pour y faire irruption leurs armes pointées en avant, en hurlant comme des diables. Elle était inoccupée. Ils se retournèrent vivement et repoussèrent la porte, que le vent violent s'obstinait à maintenir ouverte, puis, harassés, tombèrent le dos contre le mur vis-à-vis de l'entrée.
Alors que les deux rescapés se laissaient enfin sombrer dans le sommeil, Klaus Wenkel eut un dernier sursaut haineux :
— Ces porcs de bolcheviks ! Ils sont enragés comme des chiens !!
— Oui... j'étais mieux en Pologne... répondit mollement Jürgen Schuld en s'endormant.
La morsure du froid réveilla Klaus. Il massa ses membres engourdis, se redressa lentement et entreprit d'explorer l'isba dans ces moindres recoins. Elle était absolument vide. Il retourna vers son camarade qu'il secoua énergiquement par l'épaule : « Jürgen ?... JÜRGEN ! » Celui-ci leva les paupières au ralenti. « On gèle ici. Je vais dehors chercher du bois. » annonça Klaus. Du fond de sa torpeur, Jürgen vit l'ombre du fusilier se détacher sur le ciel laiteux au moment où il franchissait la porte, et ses yeux se refermèrent avec elle.

Quand le caporal Schuld les rouvrit, il constata avec plaisir que de hautes flammes s'élevaient dans la cheminée. Klaus avait donc trouvé du bois ! Par contre, il n'était pas dans la pièce... Il avait dû ressortir. Il tourna machinalement la tête vers la fenêtre située sur sa droite. Propulsés par un vent puissant, les flocons traçaient à présent des lignes blanches horizontales derrière les carreaux.
Schuld émergeait péniblement, il souffrait d'un bourdonnement continu dans les oreilles, son front était bouillant, ses membres douloureux, et la faim le tenaillait cruellement. Il se leva tout de même et, attiré par la lumière et la chaleur, alla à la cheminée. Il s'arrêta là, surpris. Au lieu de bûches c'étaient des fémurs, des tibias, des humérus, des fragments de crânes, un amas pêle-mêle d'os d'humains qui alimentaient ce feu généreux... La découverte ne provoqua pas d'émotion particulière chez le SS, néanmoins il trouvait le phénomène assez curieux. Et d'où Klaus avait bien pu exhumer ce singulier combustible ?
Il en était là de ses réflexions quand un cri strident le fit sursauter ! Un deuxième cri brisa le silence, puis un troisième moins distinct, noyé dans un tintamarre grandissant de pleurs, de hurlements de terreur, de gémissements angoissés. Des femmes, des hommes, des enfants hurlaient de concert à la mort, frappaient frénétiquement de leurs poings en implorant comme des damnés. Quelques mots en allemand, déformés par la frayeur, lui parvinrent : « Ouvrez ! Ouvrez !!! » La face livide, le caporal Schuld réalisa que tout cet épouvantable tumulte provenait d'une pièce cachée derrière une porte basse, qu'il n'avait pas remarquée jusque là. Il dégaina son pistolet précipitamment et le déchargea à travers celle-ci. Le boucan cessa aussitôt. Seul le cliquetis sec de l'arme vide, que Schuld continuait à actionner compulsivement, se laissait entendre.
Le silence revenu l'aida à recouvrer ses esprits. Il fut alors saisi de fureur meurtrière. « Putain de slaves ! » Il jeta d'un geste rageur le Luger pour se saisir de sa baïonnette, enfonça la porte criblée de balles d'un violent coup de pied et bondit dans la pièce avec l'irrésistible envie d'étriper les survivants. L'espace sombre était une modeste remise poussiéreuse, aussi vide que le reste de l'isba. Schuld déconcerté le fouilla minutieusement : rien ni personne ! Alors que sa tension nerveuse retombait il se sentait de nouveau exténué. L'évidence s'imposa d'elle-même : il avait été victime d'hallucinations auditives consécutives à son état physique lamentable. La pensée le rassura et il décida d'aller attendre Klaus auprès du feu.
À peine avait-il franchi l'accès à la pièce principale qu'il se figea de stupéfaction. Les flammes débordaient pratiquement de l'âtre, menaçantes et nourries par une imposante pyramide de crânes noirs en leur sein. Schuld considéra la scène avec incompréhension. Personne n'avait pu pénétrer dans la pièce, au plancher en bois, sans qu'il n'entende de bruits de pas depuis la remise. Les crânes, tous disposés la face vers l'extérieur de la cheminée, semblaient le dévisager avec insistance de leurs orbites rouges du feu qui les consumait lentement. Le malaise du caporal se muait en crainte animale, qui à son tour se condensait progressivement en panique. « Klaus ! », se dit-il en tremblant. « Il faut que je trouve Klaus ! »
Il se jeta frénétiquement sur la porte d'entrée qu'il ouvrit d'un mouvement brusque. Une violente bourrasque de neige s'engouffra dans l'isba en l'aveuglant. Quand Schuld rouvrit les yeux, des centaines de corps décharnés se dressaient devant lui ! Des centaines de squelettes habillés de peaux ternes rabougries, elles-mêmes recouvertes de toiles rêches aux rayures verticales, les plus éloignés s'estompant tels des spectres dans la neige tourbillonnante. Et sur ces visages hâves, des centaines de regards brûlant de reproche obstiné ! Les yeux écarquillés, les traits décomposés par la frayeur, le caporal laissa échapper un murmure incrédule : « Ils sont revenus... Ils sont revenus pour se venger ! » En poussant des hurlements d'effroi, Schuld reculait pas à pas au fur et à mesure que la masse grise et silencieuse s'insinuait dans l'isba...

Les bras croisés sur la poitrine, le lieutenant Mikhaïl Leonidovitch Yakovlev contemplait intrigué l'ignoble rictus de terreur du mort qui gisait sur le plancher de l'isba quand un soldat entra en courant : « Mon lieutenant ! On a trouvé un autre nazi dehors ! Raide et dur comme une pierre ! Ce crétin a dû perdre son chemin dans le blizzard ! » Le soldat suivit le regard de son supérieur. Il fit une mine de dégoût en découvrant l'horrible grimace sur le visage bleui du cadavre : « Mais ? Et celui-là... de quoi il a crevé ?? » Sans quitter le SS des yeux, le lieutenant Yakovlev répondit avec un sourire carnassier : « Bouffé tout cru par ses propres fantômes, sans doute ! »

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