L’Arc-en-Couleurs

Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas maître.
C'est sur cette réplique d'un vieux film hollywoodien que la vérité vint à moi. Le garçon qui me fascinait depuis bientôt sept ans a enfin montré une faille.
Zahir était mon voisin et il était revenu d'un long périple qui a duré deux ans, il y a sept ans de cela. Il revenait avec des fantômes plein les yeux et des histoires plein le corps. Son âme était empreinte d'une gravité que jadis, il ne possédait pas.
Je rentrais du lycée où j'avais dû supporter les deux heures de maths de l'après-midi. Exténuée et somnolente, je marchais péniblement chez moi. J'étais en chemin lorsque, j'aperçus la bande du quartier qui discutait en bas de l'immeuble . Les voisins habituels flânaient sous la bâtisse et scrutaient les voisines qui risquaient, oh grand malheur, de faire quelque chose d'immoral.
Je regardais mes souliers pour éviter ces losers en baggy style, façon M.Pokora, sans le charme et la beauté.
Une petite brise vint et je levais les yeux pour tomber sur un corps masculin inconnu. Prise dans un tourbillon magnétique je le regardais si intensément qu'il s'est retourné pour croiser mon regard. Je sentis passer un fil électrique en moi. Mon énergie revint d'un coup. Les équations à deux inconnus disparaissaient, sous les vapeurs de l'amour et du désir naissants que je commençais à ressentir. C'était un coup de foudre.
Je connaissais déjà ce phénomène, relaté et mis en image tant de fois dans les vieux films de l'âge d'or hollywoodien que je regardais de façon boulimique. Je me sentais, comme une héroïne de film noir à la chevelure rousse ou blonde qui avait rencontré son amant et amour. J'étais Rita, sous l'apparence de Célia.
Je me détournais d'un coup en revenant à la réalité, prise d'une pudeur que je ne me connaissais pas, puis re-regardai encore furtivement pour observer ce visage magnifique sur lequel se dessinait désormais un sourire.
Je passais les jours suivants à l'observer et à l'épier de loin. Je regardais sa posture, sa tenue, ses gestes, sa démarche. Il m'obsédait. Je voulais établir un contact, quelque chose de tout à fait cordial, bien sûr ! Un salut de voisinage, un sourire poli, j'espérais même une petite discussion sur l'état de mes études.
Il était toujours fourré avec mon cousin Nourredine l'emmerdeur et quelques jeunes du quartier. Nourredine avait tous les accessoires nécessaires à sa mission primordiale qui était moi. Sa besace renfermait les regards noirs, les regards épieurs, les regards colériques, l'enquête auprès de camarades, et bien plus encore. Le but de sa vie était la sauvegarde de l'honneur familial et par extension le sien. J'étais la porteuse de cet honneur justement, car je suis la seule fille de la famille. Je suis en quelque sorte interdite d'amour, de passion, de désir...
Mais pour Zahir, j'emmerdais Nourredine. Officiellement amoureuse, car j'en avais discuté avec des copines qui me l'ont certifié, je décidais d'être plus féminine, de mettre en valeur mes atouts comme disait la télé et les magazines.
Dans un premier temps, il s'agissait de définir ce qu'étaient mes atouts. Ma meilleure amie, Amel, à la rescousse me permit d'y voir plus clair dans cette histoire. Elle identifia ma poitrine généreuse et mes hanches tout aussi volumineuses comme étant les choses à déployer.
Finesse et sexytude étaient les mots clés. Elle décida de me prêter une robe que je devais mettre un samedi en allant au lycée, sans blouse évidemment.
En épiant Zahir, je savais que j'allais le croiser à 8 h au quartier, car il travaillait aussi. Je mis cette jolie robe bleue, au décolleté élastiqué et légèrement aguichant. Elle m'arrivait juste au-dessous des genoux, longueur acceptable par mon cousin. J'ai mis mes plus belles sandales, beiges avec un peu de hauteur. Je sortis de mon immeuble apeurée par cette dégaine qui pouvait engendrer des soucis en chemin. Je marchais maladroitement avec mon joli sac et mes cheveux au vent.
Je baissais la tête et regardais le sol, comme toute jeune fille bien élevée. Soudain, je sentis mes tempes palpiter, c'était lui, il était sur ma droite en train de parler avec quelqu'un. Il était dos à moi. Il fallait que je fasse quelque chose pour attirer son attention.
Le destin est intervenu, car, j'ai trébuché sur le trottoir avec mes jolies sandales et je me suis aplatie par terre. Je suis tombée la tête devant, mes réflexes m'ont sauvée, car je mis tout de suite les mains devant moi.
Zahir se retourna aussitôt et vint rapidement à mon secours. Il me demanda si tout allait bien, rouge de honte et d'amour, je lui répondis que ça pouvait aller, je me relevais rapidement et lui fit face. Il était plus beau que jamais, ses yeux entre marron et doré dégageaient beaucoup de douceurs et le sourire qu'il finit par me faire me donna des frissons.
Zahir me regardait avec tendresse et une gentillesse infinie. Je ne pouvais détourner les yeux de son beau visage. Cet instant enamouré s'est trouvé gâché par mon cousin-garde du corps qui couru pour voir ce qui se passait.
Il arriva devant moi et me regarda de haut en bas, il souffla dans sa barbe et allait commencer à me réprimander lorsque Zahir se mit à lui expliquer la situation en exagérant la gravité de ma chute. Essayant probablement de susciter la pitié de mon cousin l'insensible, Zahir parvint à le calmer et Nourredine l'emmerdeur me demanda seulement de mettre ma blouse et de filer vite fait au lycée.
En allant à l'école, je racontais tout à Amel, et lors de la récrée on se mit toutes deux dans un coin pour réfléchir à un plan séduction du beau Zahir.
Amel m'expliqua précisément comment, dans sa série on séduisait les garçons. Il fallait d'après elle être toujours belle et se montrer sous son meilleur jour. C'était déjà fait, ma robe avait rempli cette tâche. Il fallait maintenant se montrer cool. Les garçons aiment les filles cool et détachées. Il fallait que je prouve à Zahir que j'étais fréquentable. Amel me donna le code de la fille cool séductrice :
- Toujours lâcher ses cheveux
- Ne regarder personne pour avoir un air rebelle et inaccessible.
- Ne jamais mettre la blouse ou alors la mettre à la cool (sans la boutonner)
Durant les semaines qui suivirent, je me montrais distante, je rentrais le plus tard possible et toujours sans ma blouse, coolitude oblige.
Mais malgré mes efforts, Zahir n'avait pas l'air intéressé. J'étais triste, laissée à mes rêves d'adolescente énamourée, je n'arrivais à me concentrer sur rien. Mes notes étaient en chute libre et ma mère était sur mon dos presque tous les jours. Nourredine l'emmerdeur se faisait encore plus pressant, tentant de découvrir ce qui se passait. Il est venu un jour demander après moi auprès de camarades de mon lycée. Il voulait se renseigner sur ma réputation qu'il pressentait fragile à ce moment. Personne n'a pu l'aider dans son enquête ridicule, j'étais irréprochable, peut-être encore plus qu'avant, car je prenais un air plus détaché et glacial. Ton qui était, apparemment l'apanage des jeunes filles de bonne famille.
Les semaines, les mois et les années passèrent sans que Zahir fasse attention à moi, mon intérêt s'essoufflait avec le temps et la passion adolescente laissait place à la maturité adulte.
Il y a quelques semaines de cela, j'allais, comme chaque année, au Salon du livre d'Alger où je laissais ma boulimie livresque s'exprimer. J'arpentais les couloirs de la foire, allant d'édition en édition. C'est là qu'entre un stand de salafiste qui exposait des livres coraniques et le stand d'une maison d'édition au nom historique et aux titres provocateurs, que je vis Zahir, plus beau que jamais avec mon cousin l'emmerdeur qui se regardaient et se souriaient. C'est là qu'un fragment de vérité s'est fissuré et est tombé. Les deux hommes dans un geste imperceptible se caressèrent les mains pour se les tenir et partirent sous la cohue des amoureux de livres venus assouvir leur faim.