Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Et j'ai toujours du mal à en être amnésique. Ce bel avant-midi d'Août, je devrais me rendre à mon entraînement de tennis, sport que je pratiquai brièvement durant mon enfance et avec lequel je renouais progressivement maintenant que j'étais un membre officiel du club universitaire de tennis. Ces entraînements étaient pour moi, la voie ultime d'évasion de mon écrasant quotidien de polytechnicien entre morosité financière et chagrins intériorisés. Déguisé en Novak Djokovic, je me tenais là à l'entrée principale de l'Université d'Abomey-Calavi. Faisant dos à la Route Nationale Inter-Etat n°1, axe tout aussi utile que meurtrier que j'évitais le plus possible d'emprunter. J'entretiens une peur maladive des grands axes routiers dont je ne peux me défaire depuis ce jour de commémoration du trépas de Bob Marley il y a six ans de cela. Ce jour-là dont les souvenirs restent à jamais frais dans mon esprit telle la brume matinale en hautes terres, j'eus la chance ou plutôt la malchance ou tout simplement l'occasion de perdre connaissance pour la première fois. Percuté par cet énivré sur la RNIE n°4, mon brutal réveil survint plus tard dans un Hôpital. La fracture cumulée de mon bras et de ma jambe gauches m'a fait croire que je serais à jamais inapte à jouer au tennis. Bien que fort rétabli, ce traumatisme avait à tout jamais modifié mes paradigmes. Enthousiasmé de pouvoir participer à une de ces séances de jeu aujourd'hui, je marchais le torse droit, arborant un léger sourire à l'instar d'un fonctionnaire qui allait toucher sa paie. Puis subitement, j'interrompis ma marche. Était-ce volontaire ? Guère. Comme si frappé par la foudre, mes mollets plutôt rigides et trapus étaient tout à coup ankylosés. J'étais tout simplement paralysé. L'effet était à la hauteur de la cause. En réalité, tout ceci était le fruit de la vue d'un être que Dieu avait pris un temps plutôt long à concevoir. Des rencontres, on en fait toujours, tous les jours, toutes les saisons. Mais elle, c'était la première fois que je la croisais. Et elle est la seule à être comme elle, la seule à être elle : l'Aphrodite Noire. Sa démarche était une danse et son aura plus ébranlante qu'un séisme haïtien. Cette danse à elle seule aurait suffi à me noyer dans ses flots mouvants. Mais j'en eus plus qu'il ne fallait. Son léger décolleté laissait entrevoir une poitrine suffisamment massive pour qu'on se demande s'il elle n'éprouvait elle-même de difficultés respiratoires. Et son bassin lui, s'ouvrait gracieusement pour dessiner cette allure curviligne que nous nommons communément ici « Coca-Cola » en référence à la forme de la bouteille de ladite boisson. Quant à sa jupe plutôt moulante, elle peinait à recouvrir les juteuses cuisses prolongées de belles jambes glabres et bien en chair qui exécutaient ce merveilleux ballet. Mais tout ça n'était qu'apéritif face à la déliciosité de son teint ébène scintillant devenu plus rare que la pluie en Janvier du fait de la dépigmentation prolifique. A tout ceci s'ajoutait un visage angélique dont l'apparente innocence était en déphasage avec son habillement quelque peu provocateur. Aurais-je pu ne pas être admiratif d'un tel spectacle ? Non. Mais c'était plus que de la simple admiration. La preuve ? Mon rythme cardiaque s'accéléra. Que m'arrivait-il ? Le coup de foudre existait-il donc réellement ? Etais-je justement en train de le vivre ? Possible. Car la voir me renvoyait à un profond souvenir vieux de ma petite enfance. Celui de Aïcha, la fille de notre propriétaire que j'adulais tant, celle que je pourrais dans une certaine mesure appeler « mon premier amour » faisant bien sûr élision de mon affection pour ma mère. Encore chérubin, cette petite fille hantait mon esprit. Je l'ai aimée de cet amour pur, désintéressé et innocent que seuls les contes recèlent. Mais était-ce tout de même légitime de repenser à tout ceci ici et maintenant ? Non, car mes sentiments pour Aïcha ont pour racine le temps. Ce qui n'était nullement le cas pour cette fille que je ne connaissais ni d'Adam ni d'Eve. Subjugué par la beauté et l'harmonie de ses courbures, je croyais voir le temps s'arrêter. Mais les aiguilles de ma rolex contrefaite tournaient comme pour me signifier qu'une seconde perdue ne me reviendrait plus. Je savais ce que j'avais à faire. Aborder des filles était devenu un exercice amusant auquel je me prêtais volontiers depuis que mes amis m'avaient sous un soleil de plomb, contraint à prendre le numéro d'Esther. Cette sublime étudiante de l'Ecole d'Administration a tôt fait de me bloquer sur ses réseaux. Tellement commettais-je des erreurs de débutants ! J'étais devenu à présent, un excellent dragueur si divers et imprévisible dans mes approches que je revêtais fièrement ma casquette de « Docteur Love » à la Will Smith. Par contre, aujourd'hui, j'étais revenu au point-mort à la vue de l'Aphrodite noire. Dans son avancée, elle se rapprocha davantage de moi. C'était critique ! En bon pusillanime que j'étais circonstanciellement devenu, ma langue se débattit péniblement pour formuler un « bonjour demoiselle » que seules mes propres oreilles semblaient pouvoir percevoir. Par un intrigant miracle, la sirène continua sa danse vers moi avec un sourire qui pourrait déclencher une éclipse solaire. Plus qu'une éclipse, c'est mon âme qui fut éjectée de son enveloppe charnelle le temps d'un battement de cils. Son doux parfum me fit atteindre ce que je décrirais comme un orgasme nasal. « Bonjour. Comment vas-tu ? » lança-t-elle avec la plus grande des courtoisies qui soient. Alors mon cœur s'emplit d'une allégresse indissimulable trahissant les vains efforts que je faisais pour rester charismatique. Était-ce correct ? Comprenais-je réellement les évènements autour de moi ? Probablement pas. Mais la réponse ne se fit pas prier. Je fus rattrapé par la destructive spontanéité des faits. Si destructifs qu'ils raseraient le littoral en un soixantième de minute. En effet, ce sourire qui aurait fait ma journée et je l'espérais toute mon existence ne m'était nullement adressé. Un gorille se tenait debout derrière moi. Du moins, c'est la grossière métaphore que je puisse faire de cet amas de muscles qui était largement au-dessus des six pieds. Le teint plutôt bronzé, la chevelure abondante mais soignée, la fine barbe et ses gros bras poilus allaient à merveille avec son grand corps robuste que son complet traditionnel « bo'oumba » essayait de contenir du mieux qu'il pouvait. Toutefois, son parfum féminin reniait les traits du « male alpha » qu'il est. D'une voix imbue d'une assurance qui frôlait l'orgueil, il lui répondit l'équivalent de « Esther, tu sais que te voir ne peut que me faire aller bien ! » en vernaculaire. Oh ! le choc. J'ai cru que ce jour me verrait m'évanouir une deuxième fois. Alors, cet homme qui avait tout pour plaire, serait-il l'amant de cette fille ? Devrais-je insister dans l'espoir de prendre son numéro au risque d'être couvert d'immondices verbales ou au pire de me faire tabasser ? Et cette fille se nommerait-elle aussi Esther ? Quel serait donc le problème avec ces fameuses Esther ? Était-ce moi qui tombais toujours sur elles ou elles qui me trouvaient toujours où que j'aille ? Ce tumulte de questions était sur le point de me disjoncter l'encéphale lorsque j'entendis une voix masculine crier au loin « Fabien ! ». C'était Florent, mon sparring visiblement en retard aussi. Je sortis alors de ma torpeur. J'aurais peut-être aimé tout garder pour moi. Mais puisque les paroles s'envolent tandis que les écrits restent, j'ai écrit, transcrit mon vécu. Je me suis écrit plutôt que de m'écrier. De peur de la sentence qui attend les braves qui osent s'extérioriser aussi bien devant connivents que face à John Doe. Cela fait peut-être bien de moi un pleutre, mais j'aurai eu le mérite de laisser ces écrits puritains.