Maritxu * rongeait son frein. Le festival allait commencer, la foule se pressait sur les gradins et, mal placée derrière une armoire à glace qui lui bouchait la vue, elle n’était pas sûre que Bixente * la verrait et l’entendrait l’encourager dans les moments cruciaux des épreuves.
La liesse s’emparait de Mauléon.
Au pied du château-fort dominant la vallée du Saison, dans cette province basque de la Soule, avait lieu une compétition de Force basque.
C’était il y a plus d’un demi-siècle, dans un coin des Basses-Pyrénées épargné par la trépidation des villes et la course contre le temps.
Maritxu avait dix-sept ans et rêvait.
Son rêve à elle était romantique : que Bixente la remarque, qu’il ait envie de partager avec elle davantage que les balades à vélo des jeudis après-midi de leur enfance, et les concours de lancer d’espadrille des grandes vacances.
Maritxu respectait la tradition et plaçait sa famille et les coutumes locales sur la plus haute marche du podium.
Comme ce jour déjà lointain de ses douze ans où elle avait concouru en « mixte » avec Bixente au lancer d’espadrille, rivalisant à qui projetterait d’un pied agile le chaussant de corde à la meilleure distance (environ dix mètres pour les enfants, vingt pour les adultes), pour gagner coupe et panier garni.
Ce jour-là ils avaient remporté la coupe.
Un passé dejà lointain, mais elle en chérissait le souvenir comme celui de la première fois où son cœur avait battu pour Bixente, qui ne s’en souciait guère.
Le courage chevillé au corps, dans l’âme une profonde joie de vivre et de s’amuser comme l’enfant qu’elle était restée, d’aimer comme la femme qu’elle devenait, Maritxu ne renoncerait ni à l’indépendance ni à l’amour.
L’équipe de Mauléon, avec Bixente pour capitaine, s’apprêtait à affronter l’équipe adverse d’Espelette aux épreuves du lever de paille et du lever de charrette.
Quatre catégories d’activités inspirent les jeux basques, les « Herri kirolak** » : le travail à la ferme, le bâtiment, la forêt et les champs. Des tâches liées à la rude existence de montagnards que menaient avant la mécanisation les habitants de cette province.
Bixente devait hisser un ballot de paille de 45 kilos au sommet d’un mât haut de sept mètres, à l’aide d’une corde passant dans une poulie, autant de fois que possible en deux minutes.
Il réalisa 26 levers en deux minutes et gagna l’épreuve, encouragé par les vivats des suppporters dont faisait partie Maritxu.
Il tenta ensuite le lever de charrette, l’une des épreuves les plus spectaculaires.
Autrefois, si une charrette s’embourbait sur un chemin, il fallait la dégager coûte que coûte. Bixente n’avait pas à désembourber une charrette mais à la faire pivoter en la soulevant. La charrette de 350 kilos devait effectuer le plus grand nombre de tours possible autour de son timon.
Et pas question de la poser ! En faisant levier, il devait mouvoir un poids de 200 kilos pour accomplir ce travail qui simule le désenlisement d’une charrette.
Bixente, qui marquait des signes de fatigue, parcourut tout de même 120 mètres, mais son adversaire d’Espelette en réussit 127, soit cinq tours et demi avant de reposer la charrette.
Maritxu, inquiète, se rendait compte que son héros n’était pas dans son assiette. Elle en ignorait la raison, mais aujourd’hui il n’avait guère la joie au cœur, des soucis le taraudaient à la pensée de la situation financière de ses parents.
Son père, à la tête d’une petite exploitation agricole, devait subvenir aux besoins d’une famille élargie, comptant une vingtaine de bouches à nourrir : parents, enfants, grands-parents, tantes et oncles célibataires, vivaient tous sous le même toit, conformément à la tradition.
Il était fier de sa maison souletine, l’etxe*, de son toit d’ardoise, de son grand portail en plein cintre avec claveau sculpté, destiné autrefois à chasser les mauvais esprits, de ses nombreuses pièces et dépendances entourées de plusieurs hectares de bonne terre agricole.
Mais la toiture avait besoin d’entretien, la façade d’un coup de peinture, alors même que quelques récoltes moins abondantes avaient réduit les revenus.
L’âme tourmentée par cette conversation paternelle, Bixente affronta l’épreuve des bidons de lait.
Devant parcourir la distance la plus grande possible avec un bidon de 41 kg à chaque main, il ne put réussir que 900 mètres, laissant encore une fois la victoire à son concurrent d’Espelette, qui sut tenir plus d’un kilomètre avant de poser sa charge.
Maritxu était blême. Bixente, le front soucieux, ne refaisait pas son retard.
Des pensées tumultueuses tournaient en boucle dans sa tête.
S’il trouvait à se marier avec la fille aînée d’une autre famille, d’une autre etxe, il partirait s’installer dans cette autre maison auprès de sa femme.
Certes, l’époque était passée où l’aîné héritait la maison, qu’il soit homme ou femme, et dédommageait les puînés qui allaient construire leur vie ailleurs, parfois en Amérique.
Le père connaissait la loi, mais personne n’osait contester son autorité.
Il l’avait rappelé à Bixente, son fils puîné qui ne le savait que trop : même si les lois avaient changé, et si Napoléon avait supprimé le droit d’aînesse absolue et aboli le droit coutumier pour un code civil bien différent, la coutume ancestrale avait la vie dure dans beaucoup de familles, et la maison se transmettait à l’aîné, qu’il fût fille ou garçon.
L’empereur, il y a deux siècles, n’avait rien changé aux usages, et le père de Bixente ferait tout pour que sa chère etxe ne soit pas partagée ni vendue après sa mort.
Alors le fils docile devrait épouser une héritière et partir, moyennant quelques arrangements financiers, une manne attendue.
Comme le hasard fait bien le jeu de l’amour !
C’est ce que devait se dire ce soir Bixente après sa défaite.
Car Maritxu avait su renouer les liens distendus avec son ami d’enfance. Et le consoler discrètement mais avec persuasion.
Cupidon n’avait pas fait les choses à moitié, décochant ses flèches dans le cœur le plus accueillant... et le plus riche du village aussi, celui de Maritxu, l’aînée d’une fratrie.
La beauté de Maritxu et son amour avaient dessilé les yeux de Bixente : l’amour et la raison, y a-t-il mélange plus harmonieux pour présider aux destinées d’un mariage ?
Un an après ce festival qui l’avait rapproché de Maritxu, ils s’épousèrent à Notre-Dame de la Haute Ville. Rien de tel que de se marier dans une chapelle qui fut jadis promue au rang de cathédrale pendant trois décennies, et nulle autre ville que Mauléon pour réserver de telles surprises historiques hors du commun !
Épilogue
Août 2020
Au fronton de pelote basque de St-Palais, le festival de Force basque, jeune septuagénaire, bat son plein.
Depuis quelques années la Force Basque est inscrite à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco.
Un sujet de fierté de plus pour ce sport, un pas de plus vers la reconnaissance nationale, voire universelle, se plaisent à dire les anciens.
Maritxu et Bixente, nés la même année que le premier festival, sont venus encourager leur petite-fille Matiena qui participe pour la première fois à la compétition, dans l’épreuve du lever de pierre.
Eh oui, que les messieurs se le disent, des équipes féminines se lancent à leur tour officiellement dans l’aventure de ces jeux traditionnels basques.
Peut-être les Laminak *** qui observent depuis la nuit des temps les humains depuis leurs grottes sylvestres, sont-elles à l’origine de cette évolution ?
L’âme basque palpite au cœur de ces légendes qui se concrétisent devant les frontons, chaque été.
Qu’ils soient hommes, qu’elles soient femmes, ces athlètes enthousiastes aux corps aguerris en sont la preuve vivante.
* Prononcer Maritchou, Bichènté, ètché
** « Herri kirolak » : sports populaires ; -ak : marque du pluriel en basque.
*** Laminak : êtres surnaturels des deux sexes, d’apparence humaine, hostiles ou bienveillants, vivant dans les forêts et parfois les maisons. Ils travaillent la nuit, et se caractérisent par leurs pieds d’animaux.
La liesse s’emparait de Mauléon.
Au pied du château-fort dominant la vallée du Saison, dans cette province basque de la Soule, avait lieu une compétition de Force basque.
C’était il y a plus d’un demi-siècle, dans un coin des Basses-Pyrénées épargné par la trépidation des villes et la course contre le temps.
Maritxu avait dix-sept ans et rêvait.
Son rêve à elle était romantique : que Bixente la remarque, qu’il ait envie de partager avec elle davantage que les balades à vélo des jeudis après-midi de leur enfance, et les concours de lancer d’espadrille des grandes vacances.
Maritxu respectait la tradition et plaçait sa famille et les coutumes locales sur la plus haute marche du podium.
Comme ce jour déjà lointain de ses douze ans où elle avait concouru en « mixte » avec Bixente au lancer d’espadrille, rivalisant à qui projetterait d’un pied agile le chaussant de corde à la meilleure distance (environ dix mètres pour les enfants, vingt pour les adultes), pour gagner coupe et panier garni.
Ce jour-là ils avaient remporté la coupe.
Un passé dejà lointain, mais elle en chérissait le souvenir comme celui de la première fois où son cœur avait battu pour Bixente, qui ne s’en souciait guère.
Le courage chevillé au corps, dans l’âme une profonde joie de vivre et de s’amuser comme l’enfant qu’elle était restée, d’aimer comme la femme qu’elle devenait, Maritxu ne renoncerait ni à l’indépendance ni à l’amour.
L’équipe de Mauléon, avec Bixente pour capitaine, s’apprêtait à affronter l’équipe adverse d’Espelette aux épreuves du lever de paille et du lever de charrette.
Quatre catégories d’activités inspirent les jeux basques, les « Herri kirolak** » : le travail à la ferme, le bâtiment, la forêt et les champs. Des tâches liées à la rude existence de montagnards que menaient avant la mécanisation les habitants de cette province.
Bixente devait hisser un ballot de paille de 45 kilos au sommet d’un mât haut de sept mètres, à l’aide d’une corde passant dans une poulie, autant de fois que possible en deux minutes.
Il réalisa 26 levers en deux minutes et gagna l’épreuve, encouragé par les vivats des suppporters dont faisait partie Maritxu.
Il tenta ensuite le lever de charrette, l’une des épreuves les plus spectaculaires.
Autrefois, si une charrette s’embourbait sur un chemin, il fallait la dégager coûte que coûte. Bixente n’avait pas à désembourber une charrette mais à la faire pivoter en la soulevant. La charrette de 350 kilos devait effectuer le plus grand nombre de tours possible autour de son timon.
Et pas question de la poser ! En faisant levier, il devait mouvoir un poids de 200 kilos pour accomplir ce travail qui simule le désenlisement d’une charrette.
Bixente, qui marquait des signes de fatigue, parcourut tout de même 120 mètres, mais son adversaire d’Espelette en réussit 127, soit cinq tours et demi avant de reposer la charrette.
Maritxu, inquiète, se rendait compte que son héros n’était pas dans son assiette. Elle en ignorait la raison, mais aujourd’hui il n’avait guère la joie au cœur, des soucis le taraudaient à la pensée de la situation financière de ses parents.
Son père, à la tête d’une petite exploitation agricole, devait subvenir aux besoins d’une famille élargie, comptant une vingtaine de bouches à nourrir : parents, enfants, grands-parents, tantes et oncles célibataires, vivaient tous sous le même toit, conformément à la tradition.
Il était fier de sa maison souletine, l’etxe*, de son toit d’ardoise, de son grand portail en plein cintre avec claveau sculpté, destiné autrefois à chasser les mauvais esprits, de ses nombreuses pièces et dépendances entourées de plusieurs hectares de bonne terre agricole.
Mais la toiture avait besoin d’entretien, la façade d’un coup de peinture, alors même que quelques récoltes moins abondantes avaient réduit les revenus.
L’âme tourmentée par cette conversation paternelle, Bixente affronta l’épreuve des bidons de lait.
Devant parcourir la distance la plus grande possible avec un bidon de 41 kg à chaque main, il ne put réussir que 900 mètres, laissant encore une fois la victoire à son concurrent d’Espelette, qui sut tenir plus d’un kilomètre avant de poser sa charge.
Maritxu était blême. Bixente, le front soucieux, ne refaisait pas son retard.
Des pensées tumultueuses tournaient en boucle dans sa tête.
S’il trouvait à se marier avec la fille aînée d’une autre famille, d’une autre etxe, il partirait s’installer dans cette autre maison auprès de sa femme.
Certes, l’époque était passée où l’aîné héritait la maison, qu’il soit homme ou femme, et dédommageait les puînés qui allaient construire leur vie ailleurs, parfois en Amérique.
Le père connaissait la loi, mais personne n’osait contester son autorité.
Il l’avait rappelé à Bixente, son fils puîné qui ne le savait que trop : même si les lois avaient changé, et si Napoléon avait supprimé le droit d’aînesse absolue et aboli le droit coutumier pour un code civil bien différent, la coutume ancestrale avait la vie dure dans beaucoup de familles, et la maison se transmettait à l’aîné, qu’il fût fille ou garçon.
L’empereur, il y a deux siècles, n’avait rien changé aux usages, et le père de Bixente ferait tout pour que sa chère etxe ne soit pas partagée ni vendue après sa mort.
Alors le fils docile devrait épouser une héritière et partir, moyennant quelques arrangements financiers, une manne attendue.
Comme le hasard fait bien le jeu de l’amour !
C’est ce que devait se dire ce soir Bixente après sa défaite.
Car Maritxu avait su renouer les liens distendus avec son ami d’enfance. Et le consoler discrètement mais avec persuasion.
Cupidon n’avait pas fait les choses à moitié, décochant ses flèches dans le cœur le plus accueillant... et le plus riche du village aussi, celui de Maritxu, l’aînée d’une fratrie.
La beauté de Maritxu et son amour avaient dessilé les yeux de Bixente : l’amour et la raison, y a-t-il mélange plus harmonieux pour présider aux destinées d’un mariage ?
Un an après ce festival qui l’avait rapproché de Maritxu, ils s’épousèrent à Notre-Dame de la Haute Ville. Rien de tel que de se marier dans une chapelle qui fut jadis promue au rang de cathédrale pendant trois décennies, et nulle autre ville que Mauléon pour réserver de telles surprises historiques hors du commun !
Épilogue
Août 2020
Au fronton de pelote basque de St-Palais, le festival de Force basque, jeune septuagénaire, bat son plein.
Depuis quelques années la Force Basque est inscrite à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco.
Un sujet de fierté de plus pour ce sport, un pas de plus vers la reconnaissance nationale, voire universelle, se plaisent à dire les anciens.
Maritxu et Bixente, nés la même année que le premier festival, sont venus encourager leur petite-fille Matiena qui participe pour la première fois à la compétition, dans l’épreuve du lever de pierre.
Eh oui, que les messieurs se le disent, des équipes féminines se lancent à leur tour officiellement dans l’aventure de ces jeux traditionnels basques.
Peut-être les Laminak *** qui observent depuis la nuit des temps les humains depuis leurs grottes sylvestres, sont-elles à l’origine de cette évolution ?
L’âme basque palpite au cœur de ces légendes qui se concrétisent devant les frontons, chaque été.
Qu’ils soient hommes, qu’elles soient femmes, ces athlètes enthousiastes aux corps aguerris en sont la preuve vivante.
* Prononcer Maritchou, Bichènté, ètché
** « Herri kirolak » : sports populaires ; -ak : marque du pluriel en basque.
*** Laminak : êtres surnaturels des deux sexes, d’apparence humaine, hostiles ou bienveillants, vivant dans les forêts et parfois les maisons. Ils travaillent la nuit, et se caractérisent par leurs pieds d’animaux.