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Nouvelles - Littérature Générale
Ça n'est pas pour me vanter, mais je viens de réaliser un véritable coup d'éclat. À soixante-quinze ans, je suis devenue sans conteste la vieille dame indigne de Moussy lès Limas. J'habite ce bourg paisible de trois mille habitants où la vie routinière s'écoule sans remous, avec pour seules animations le retour régulier du jour du marché, des fêtes des classes, des vide-greniers et des enterrements. L'arrivée d'un nouveau pharmacien ou la rénovation de la poste font l'actualité et monopolisent les conversations entre deux considérations bien senties sur le temps qu'il fait et le temps qui passe. Chaque année reproduit la précédente, à chaque Noël on ressort les mêmes affreuses plaques lumineuses censées égayer les rues et les mêmes pompiers viennent proposer les mêmes calendriers. Chaque année, le maire fait le même discours au même banquet des anciens et chaque année, les mêmes candidats au prix de la plus belle maison fleurie divisent la population entre les partisans du tout géranium et ceux des jardinières mixtes. C'est dire que tout ça n'est pas vraiment folichon, et qu'il me prend parfois des désirs d'extravagances, de frasques, voire d'inconduite pour secouer cette chape d'ennui et de morosité.
Et voilà que j'ai basculé d'un coup du côté des hors-la-loi ! En un instant, des années de respectabilité ont été effacées et mon image de personne estimable, anéantie. Pour maintenir ma position, j'aurais dû rester fidèle au rôle qui m'était assigné, participer aux activités de mon âge et me contenter de commenter avec mes congénères l'état désolant de la société en général et de la jeunesse en particulier. Ces jours-ci par exemple, on attendait de moi que je m'applique à déplorer comme tout le monde l'apparition de signes tracés à la bombe, la nuit, sur les murs de la commune, caractères énigmatiques et intolérables que M. Fructus, l'employé municipal, s'empressait de faire disparaître au matin sous un badigeon beigeâtre.
C'est ainsi que depuis quelque temps s'étalaient un peu partout de grandes taches de formes et de couleurs imprécises sous lesquelles on pouvait encore distinguer le corps du délit. Les interventions nocturnes paraissaient stimulées par ces efforts de camouflage. Narquoises, les inscriptions renaissaient sur la peinture même. Il y en avait une surtout, un KRAB tracé en lettres chantournées qui se répétait avec insistance et narguait le passant. Dans le bulletin municipal, le maire avait menacé ce KRAB des pires représailles quand il se ferait pincer. Ce qui n'allait pas tarder, la population était à cran.
Moi, ce n'était pas tant que ces inscriptions me gênaient, mais la misère de leur exécution me désolait. Des beaux graffitis, il y en a partout. J'aime assez ces grandes lettres rondes et bouffies ou pointues, menaçantes, basculées les unes par-dessus les autres. Leur sens m'échappe, c'est encore mieux, ce sont des hiéroglyphes modernes, ils gardent pour moi leur mystère. Rien à voir avec les fresques décoratives sans poésie qui enjolivent la ville comme un maquillage sur une vieille peau. Seulement ce KRAB qui s'étalait en face de ma maison était tout à fait indigent, un pauvre gribouillis, un tag sans esprit ni beauté. Minable. Cette empreinte bâclée, là, sous mes yeux, me turlupinait comme une provocation personnelle. Aussi, après avoir évalué différents moyens d'exprimer ma désapprobation, je décidai de faire passer un message à mon tagueur. De prendre ses méthodes pour l'informer du manque de goût et d'imagination de ses interventions.
À la question du droguiste « Une bombe pour quel usage ? » je répondis le plus naturellement possible : « C'est pour un tag ». La légère vacillation de son regard m'avertit, ça n'allait pas marcher tout seul. Son visage se ferma et je vis clairement inscrit comme une bulle au-dessus de son crâne : « Encore une cinglée qui va me faire des ennuis » tandis qu'il lançait « Désolé, nous n'avons rien pour ce genre de peinture ! » J'avais compris. Il fallait ruser. Au garage où je laissais ma 4L modèle 90 pour sa révision, je me suis plainte de la dégradation de nos murs. Comment s'y prenaient-ils pour peindre assez vite ? Où pouvaient-ils se procurer le nécessaire ? « Pas difficile » me dit Manu, « pour faire leurs conneries, ils achètent de la peinture à carrosserie n'importe où... ». Norauto avait un rayon fourni. Je rentrai chez moi avec quatre bombes aérosols Ironlak, deux noires et puis deux blanches pour souligner les lettres du texte que j'allais tracer.
Restait à trouver quoi mettre. J'avais pensé : « Krab, tu tagues comme un pied ! », mais je sentais bien que cela ne collait pas. Le langage, l'expression étaient à côté de la plaque. Et puis comment provoquer sa fierté, l'amener à s'améliorer ? L'idée tomba soudain : « Bouffon » ! Oui c'était le mot. J'allais écrire « KRAB = BOUFFON ». Ou « KRABBOUFFON ». On verrait. Avant cela je devais m'entraîner. La porte de la remise se couvrit de signes hasardeux. Le bois était tapissé du haut en bas de lettres difformes et de traînées inabouties. Désormais il serait bien protégé des intempéries ! L'entreprise s'avérait plus difficile que je ne l'avais pensé, pourtant, en persévérant dans mes exercices peu à peu je progressais. Un soir enfin, j'estimai que j'étais au point. Vers minuit j'ouvris ma porte, regardai à droite et à gauche et, la rue étant bien déserte, je sortis, armée des deux bombes qui me restaient car les essais avaient beaucoup consommé. À la lumière de l'éclairage urbain, je réalisai une opération quasi parfaite. C'était beau et, l'instrument de mon exploit à la main, je m'abandonnais avec satisfaction à la contemplation mon superbe KRAB=BOUFFON, bien en vue au-dessus de la pitoyable signature.
J'allais m'arracher à cet exercice d'admiration de ma première œuvre quand le bruit d'un moteur venant du côté de la place se fit entendre, grandissant au fur et à mesure qu'il se rapprochait de ma rue tranquille. Avant que j'ai le temps de ramasser mon matériel et de me replier, une voiture était là, une portière claquait et j'entendais dans mon dos la voix effarée de monsieur le maire : « Mademoiselle Gourdon ! Vous ?... Comment est-ce possible ? Si quelqu'un avait pu imaginer... »
Le jour suivant, je fus rapidement fixée sur l'effet produit par ma prouesse artistique. À mon entrée dans la boulangerie, les clients présents se transformèrent en statues et tous les yeux me mitraillèrent en même temps. J'entendis ma voix demander : « Une bannette s'il vous plaît » dans un silence d'une densité exceptionnelle, suivi, dès que je franchis la porte, d'un brouhaha cacophonique.
L'après-midi, on sonnait à ma porte : les gendarmes, à coup sûr, j'allais avoir droit à une amende salée assortie d'un petit sermon pour me remettre dans le droit chemin ! Je pris mon air le plus comme-il-faut et me préparai bravement affronter la maréchaussée. Mais dehors, là où je m'attendais à voir s'encadrer deux pandores en uniforme, se tenait un jeune garçon inconnu dont je décelai l'identité sur le champ. Mince, tee-shirt et baskets, la casquette à l'envers comme pour me donner un indice définitif, mon Krab était là, mi embarrassé, mi frondeur, et après m'avoir dévisagée, me jetait d'une voix mal assurée : « C'est quoi c'bouffon ?... » Malgré sa figure butée et son regard sombre, il ne paraissait pas bien redoutable l'ennemi public n°1 du village. J'ouvris largement : « Ne reste pas là, on va parler ! »
J'ai reçu ce matin un mot de la mairie m'avertissant qu'« en raison de certains agissements regrettables » il n'était pas souhaitable que je garde la vice-présidence du club du troisième âge de Moussy lès Limas. Voilà une décision que j'accepte bien volontiers, j'ai trouvé une distraction beaucoup plus stimulante que l'ouvroir du jeudi. Krab a vu mon matériel et comment j'avais travaillé pour réaliser mon tag. C'est un garçon très gai, le récit de ma première expérience de tagueur l'a fait se tordre de rire, son rire était contagieux, il m'a gagné moi aussi, on se gondolait, on se bidonnait, on ne pouvait plus s'arrêter, j'en pleurais, il y avait des années que je n'avais plus ri comme ça. En engouffrant le goûter que je lui ai préparé, il m'a raconté comment il opérait et m'a expliqué tous ses trucs. Il veut m'emmener faire une session avec son crew. Ensemble, on va faire des exploits. Ma créativité va se déchaîner, j'ai déjà repéré quelques murs bien placés. À partir d'aujourd'hui, je crois que je vais commencer à m'amuser !...
Et voilà que j'ai basculé d'un coup du côté des hors-la-loi ! En un instant, des années de respectabilité ont été effacées et mon image de personne estimable, anéantie. Pour maintenir ma position, j'aurais dû rester fidèle au rôle qui m'était assigné, participer aux activités de mon âge et me contenter de commenter avec mes congénères l'état désolant de la société en général et de la jeunesse en particulier. Ces jours-ci par exemple, on attendait de moi que je m'applique à déplorer comme tout le monde l'apparition de signes tracés à la bombe, la nuit, sur les murs de la commune, caractères énigmatiques et intolérables que M. Fructus, l'employé municipal, s'empressait de faire disparaître au matin sous un badigeon beigeâtre.
C'est ainsi que depuis quelque temps s'étalaient un peu partout de grandes taches de formes et de couleurs imprécises sous lesquelles on pouvait encore distinguer le corps du délit. Les interventions nocturnes paraissaient stimulées par ces efforts de camouflage. Narquoises, les inscriptions renaissaient sur la peinture même. Il y en avait une surtout, un KRAB tracé en lettres chantournées qui se répétait avec insistance et narguait le passant. Dans le bulletin municipal, le maire avait menacé ce KRAB des pires représailles quand il se ferait pincer. Ce qui n'allait pas tarder, la population était à cran.
Moi, ce n'était pas tant que ces inscriptions me gênaient, mais la misère de leur exécution me désolait. Des beaux graffitis, il y en a partout. J'aime assez ces grandes lettres rondes et bouffies ou pointues, menaçantes, basculées les unes par-dessus les autres. Leur sens m'échappe, c'est encore mieux, ce sont des hiéroglyphes modernes, ils gardent pour moi leur mystère. Rien à voir avec les fresques décoratives sans poésie qui enjolivent la ville comme un maquillage sur une vieille peau. Seulement ce KRAB qui s'étalait en face de ma maison était tout à fait indigent, un pauvre gribouillis, un tag sans esprit ni beauté. Minable. Cette empreinte bâclée, là, sous mes yeux, me turlupinait comme une provocation personnelle. Aussi, après avoir évalué différents moyens d'exprimer ma désapprobation, je décidai de faire passer un message à mon tagueur. De prendre ses méthodes pour l'informer du manque de goût et d'imagination de ses interventions.
À la question du droguiste « Une bombe pour quel usage ? » je répondis le plus naturellement possible : « C'est pour un tag ». La légère vacillation de son regard m'avertit, ça n'allait pas marcher tout seul. Son visage se ferma et je vis clairement inscrit comme une bulle au-dessus de son crâne : « Encore une cinglée qui va me faire des ennuis » tandis qu'il lançait « Désolé, nous n'avons rien pour ce genre de peinture ! » J'avais compris. Il fallait ruser. Au garage où je laissais ma 4L modèle 90 pour sa révision, je me suis plainte de la dégradation de nos murs. Comment s'y prenaient-ils pour peindre assez vite ? Où pouvaient-ils se procurer le nécessaire ? « Pas difficile » me dit Manu, « pour faire leurs conneries, ils achètent de la peinture à carrosserie n'importe où... ». Norauto avait un rayon fourni. Je rentrai chez moi avec quatre bombes aérosols Ironlak, deux noires et puis deux blanches pour souligner les lettres du texte que j'allais tracer.
Restait à trouver quoi mettre. J'avais pensé : « Krab, tu tagues comme un pied ! », mais je sentais bien que cela ne collait pas. Le langage, l'expression étaient à côté de la plaque. Et puis comment provoquer sa fierté, l'amener à s'améliorer ? L'idée tomba soudain : « Bouffon » ! Oui c'était le mot. J'allais écrire « KRAB = BOUFFON ». Ou « KRABBOUFFON ». On verrait. Avant cela je devais m'entraîner. La porte de la remise se couvrit de signes hasardeux. Le bois était tapissé du haut en bas de lettres difformes et de traînées inabouties. Désormais il serait bien protégé des intempéries ! L'entreprise s'avérait plus difficile que je ne l'avais pensé, pourtant, en persévérant dans mes exercices peu à peu je progressais. Un soir enfin, j'estimai que j'étais au point. Vers minuit j'ouvris ma porte, regardai à droite et à gauche et, la rue étant bien déserte, je sortis, armée des deux bombes qui me restaient car les essais avaient beaucoup consommé. À la lumière de l'éclairage urbain, je réalisai une opération quasi parfaite. C'était beau et, l'instrument de mon exploit à la main, je m'abandonnais avec satisfaction à la contemplation mon superbe KRAB=BOUFFON, bien en vue au-dessus de la pitoyable signature.
J'allais m'arracher à cet exercice d'admiration de ma première œuvre quand le bruit d'un moteur venant du côté de la place se fit entendre, grandissant au fur et à mesure qu'il se rapprochait de ma rue tranquille. Avant que j'ai le temps de ramasser mon matériel et de me replier, une voiture était là, une portière claquait et j'entendais dans mon dos la voix effarée de monsieur le maire : « Mademoiselle Gourdon ! Vous ?... Comment est-ce possible ? Si quelqu'un avait pu imaginer... »
Le jour suivant, je fus rapidement fixée sur l'effet produit par ma prouesse artistique. À mon entrée dans la boulangerie, les clients présents se transformèrent en statues et tous les yeux me mitraillèrent en même temps. J'entendis ma voix demander : « Une bannette s'il vous plaît » dans un silence d'une densité exceptionnelle, suivi, dès que je franchis la porte, d'un brouhaha cacophonique.
L'après-midi, on sonnait à ma porte : les gendarmes, à coup sûr, j'allais avoir droit à une amende salée assortie d'un petit sermon pour me remettre dans le droit chemin ! Je pris mon air le plus comme-il-faut et me préparai bravement affronter la maréchaussée. Mais dehors, là où je m'attendais à voir s'encadrer deux pandores en uniforme, se tenait un jeune garçon inconnu dont je décelai l'identité sur le champ. Mince, tee-shirt et baskets, la casquette à l'envers comme pour me donner un indice définitif, mon Krab était là, mi embarrassé, mi frondeur, et après m'avoir dévisagée, me jetait d'une voix mal assurée : « C'est quoi c'bouffon ?... » Malgré sa figure butée et son regard sombre, il ne paraissait pas bien redoutable l'ennemi public n°1 du village. J'ouvris largement : « Ne reste pas là, on va parler ! »
J'ai reçu ce matin un mot de la mairie m'avertissant qu'« en raison de certains agissements regrettables » il n'était pas souhaitable que je garde la vice-présidence du club du troisième âge de Moussy lès Limas. Voilà une décision que j'accepte bien volontiers, j'ai trouvé une distraction beaucoup plus stimulante que l'ouvroir du jeudi. Krab a vu mon matériel et comment j'avais travaillé pour réaliser mon tag. C'est un garçon très gai, le récit de ma première expérience de tagueur l'a fait se tordre de rire, son rire était contagieux, il m'a gagné moi aussi, on se gondolait, on se bidonnait, on ne pouvait plus s'arrêter, j'en pleurais, il y avait des années que je n'avais plus ri comme ça. En engouffrant le goûter que je lui ai préparé, il m'a raconté comment il opérait et m'a expliqué tous ses trucs. Il veut m'emmener faire une session avec son crew. Ensemble, on va faire des exploits. Ma créativité va se déchaîner, j'ai déjà repéré quelques murs bien placés. À partir d'aujourd'hui, je crois que je vais commencer à m'amuser !...
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