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Faut-il que je lui dise ? Je crois qu'il faut que je lui dise. Je lui dis, il le faut :
— Il faut que je vous dise : je ne sais pas crier.
— Plaît-il ?
— Je ne sais pas crier. C'est idiot mais c'est comme ça. Petit, mes « yaaaaaah » manquaient de conviction quand je jouais aux cowboys et aux indiens. En deuxième année de médecine, je ne suis jamais parvenu à vociférer à plein poumons l'hymne de notre promotion. Et un jour, je me suis fait attaquer par un chien en pleine rue et je n'ai même pas hurlé pour appeler à l'aide. Non, la vérité, c'est que je ne sais pas crier.
— Je vois. Mais quel rapport avec votre situation actuelle ?
— Oh, c'est juste que... j'ai l'impression que ça fait partie du truc, c'est tout. Sans hurler, l'expérience serait incomplète, vous ne pensez pas ?
— C'est une façon de voir les choses, mais...
— Alors je me dis : c'est quand même dommage de venir jusqu'ici pour faire capoter tous ces préparatifs au dernier moment pour un détail aussi dérisoire. Voilà ce que je me dis.
— Vous ne seriez pas en train de vous chercher des excuses, par hasard ?
— Moi ? Des excuses ? Mais pas du tout ! C'est juste que...
— Allez, c'est normal d'avoir peur, c'est humain.
Il m'envoie une tape dans le dos qui se veut amicale mais qui me glace le sang et, surtout, m'apparaît comme un risque très inconsidéré.
— Maintenant ne bougez pas, je vérifie vos pieds et c'est important. Ne regardez pas en bas.
Je regarde en bas et saisis avec une clarté qui me contracte affreusement l'estomac la différence qui existe entre menace théorique et danger imminent. Si on me demandait si j'ai peur des serpents au détour d'une conversation mondaine, je répondrais « non » d'un ton assuré. Si on me reposait la question en m'agitant un cobra royal en rut sous le nez, ma réponse serait certainement différente. Là c'est pareil : d'habitude je n'ai pas le vertige. Mais d'habitude je n'ai pas trente mètres de vide sous les pieds. Incapable de relever les yeux, je focalise mon attention sur mes baskets. Après tout, c'est un peu à cause d'elles si je suis là. C'était il y a... dix ans maintenant ? Je finissais un semestre en Erasmus à Prague, et ma coloc Liviana m'avait convaincu de participer à un « Beer Mile », une course sur piste où le but est d'ingurgiter une bière à chaque tour. J'avais couru, j'avais bu, j'avais vomu, on avait bien ru et mon amour pour la course était nu. Un dix kilomètres avait suivi, puis un semi-marathon, puis un marathon, puis des trails de tous types et de toutes distances... Ce n'est pas que j'étais doué, mais quelque chose dans ces longues chevauchées plus ou moins sauvages résonnait en moi. Les courses étaient un prétexte au voyage et à la découverte, et le résultat était parfois magique : courir les pavés millénaires de Jérusalem le temps d'une course, admirer les fabuleux paysages des Alpes suisses lors d'un trail, se prendre de plein fouet le show permanent de New York pour son mythique marathon... Et toujours fraterniser avec de parfaits inconnus, partager avec eux souffrances et joies liées au dépassement de soi, danser et boire aux fêtes d'après-course... C'était ça la magie, finalement : plus de profession, de religion ou de race, en course il n'y a que des mecs et des nanas en short qui suent avec une interrogation commune : mais comment peut-on être assez con pour participer à des trucs pareils ?
— OK, on va pouvoir y aller. Vous êtes prêt ?
— Je ne sais pas crier, je vous dis. Ça ne va pas être possible.
— Croyez-moi, cela va être le cadet de vos soucis d'ici quelques secondes. Je compte jusqu'à trois, et à trois vous sautez, d'accord ?
—...
— Je compte : un...
—...
— Deux...
—...
— Trois ! Eh bien ?
—...
— Ah ça, si vous vous agrippez à la rambarde on n'est pas sorti de l'auberge, mon vieux.
J'ai bien bourlingué en dix ans. Je suis devenu un vieux renard des plaines à défaut d'un vieux loup de mer, et la corne s'est incrustée sous mes pieds aussi sûrement que l'odeur de pommade chauffante sur mes mollets. Mais, force m'est de l'avouer, il me manque toujours quelque chose. Une pièce cachée du puzzle qui fait que je continue à chercher sur d'autres chemins, à explorer d'autres voies. C'est ce qui m'a amené ici, sur ce pont balayé par le vent et la folie des hommes. C'est ce qui m'a poussé...
Il m'a poussé.
Le lâche, il m'a poussé et je bascule dans le vide.
Une fraction de seconde, c'est le temps qu'il suffit à mon corps tout entier pour être saisi d'une secousse d'instinct de survie qui, mêlée à une panique absolue et intolérable, manque de me faire exploser le cœur. Dans ce qui ressemble fort à un bouquet final, ce même cœur propulse un concentré d'hormones diverses dans mes veines à chaque battement. Je tombe, la mort est là. Mes sens se tendent à l'extrême, cherchant vainement une échappatoire, et mes pieds s'agitent frénétiquement pour se libérer de leur entrave. Comme s'ils pouvaient être d'une quelconque utilité en ces circonstances !
Enfin, au bout de quelques interminables secondes, l'élastique auquel je suis attaché se tend. Mes organes internes s'écrasent alors qu'il atteint son point le plus bas. Puis, après quelques paraboles de fétu emporté par le vent, je m'immobilise enfin comme une araignée au bout de son fil.
Vivant. Je suis vivant !
Là-haut, tout là-haut, j'entends comme une voix :
— Ou... aéé... tébin... iééé !
— Hein ?
— Je dis : vous avez très bien crié !
J'ai crié ? Moi ? Ça alors ! C'est vrai que je m'en sentirai capable... Je me sens capable de tout ! Une vérité s'impose à mon esprit encore secoué par l'adrénaline : ce n'est pas une pièce manquante du puzzle qui est apparue... ce sont toutes celles qui ne servaient à rien qui sont parties ! Bercé par l'euphorie, j'agite doucement les bras sans but comme la minuscule araignée que je suis devenu. Mon regard se porte à nouveau sur mes baskets, cette fois sens dessus dessous.
Finalement, mon plus beau voyage, je l'aurais fait sans courir un kilomètre.
Je pars dans un grand éclat de rire. Ça tombe bien : ça, j'ai toujours su faire.
— Il faut que je vous dise : je ne sais pas crier.
— Plaît-il ?
— Je ne sais pas crier. C'est idiot mais c'est comme ça. Petit, mes « yaaaaaah » manquaient de conviction quand je jouais aux cowboys et aux indiens. En deuxième année de médecine, je ne suis jamais parvenu à vociférer à plein poumons l'hymne de notre promotion. Et un jour, je me suis fait attaquer par un chien en pleine rue et je n'ai même pas hurlé pour appeler à l'aide. Non, la vérité, c'est que je ne sais pas crier.
— Je vois. Mais quel rapport avec votre situation actuelle ?
— Oh, c'est juste que... j'ai l'impression que ça fait partie du truc, c'est tout. Sans hurler, l'expérience serait incomplète, vous ne pensez pas ?
— C'est une façon de voir les choses, mais...
— Alors je me dis : c'est quand même dommage de venir jusqu'ici pour faire capoter tous ces préparatifs au dernier moment pour un détail aussi dérisoire. Voilà ce que je me dis.
— Vous ne seriez pas en train de vous chercher des excuses, par hasard ?
— Moi ? Des excuses ? Mais pas du tout ! C'est juste que...
— Allez, c'est normal d'avoir peur, c'est humain.
Il m'envoie une tape dans le dos qui se veut amicale mais qui me glace le sang et, surtout, m'apparaît comme un risque très inconsidéré.
— Maintenant ne bougez pas, je vérifie vos pieds et c'est important. Ne regardez pas en bas.
Je regarde en bas et saisis avec une clarté qui me contracte affreusement l'estomac la différence qui existe entre menace théorique et danger imminent. Si on me demandait si j'ai peur des serpents au détour d'une conversation mondaine, je répondrais « non » d'un ton assuré. Si on me reposait la question en m'agitant un cobra royal en rut sous le nez, ma réponse serait certainement différente. Là c'est pareil : d'habitude je n'ai pas le vertige. Mais d'habitude je n'ai pas trente mètres de vide sous les pieds. Incapable de relever les yeux, je focalise mon attention sur mes baskets. Après tout, c'est un peu à cause d'elles si je suis là. C'était il y a... dix ans maintenant ? Je finissais un semestre en Erasmus à Prague, et ma coloc Liviana m'avait convaincu de participer à un « Beer Mile », une course sur piste où le but est d'ingurgiter une bière à chaque tour. J'avais couru, j'avais bu, j'avais vomu, on avait bien ru et mon amour pour la course était nu. Un dix kilomètres avait suivi, puis un semi-marathon, puis un marathon, puis des trails de tous types et de toutes distances... Ce n'est pas que j'étais doué, mais quelque chose dans ces longues chevauchées plus ou moins sauvages résonnait en moi. Les courses étaient un prétexte au voyage et à la découverte, et le résultat était parfois magique : courir les pavés millénaires de Jérusalem le temps d'une course, admirer les fabuleux paysages des Alpes suisses lors d'un trail, se prendre de plein fouet le show permanent de New York pour son mythique marathon... Et toujours fraterniser avec de parfaits inconnus, partager avec eux souffrances et joies liées au dépassement de soi, danser et boire aux fêtes d'après-course... C'était ça la magie, finalement : plus de profession, de religion ou de race, en course il n'y a que des mecs et des nanas en short qui suent avec une interrogation commune : mais comment peut-on être assez con pour participer à des trucs pareils ?
— OK, on va pouvoir y aller. Vous êtes prêt ?
— Je ne sais pas crier, je vous dis. Ça ne va pas être possible.
— Croyez-moi, cela va être le cadet de vos soucis d'ici quelques secondes. Je compte jusqu'à trois, et à trois vous sautez, d'accord ?
—...
— Je compte : un...
—...
— Deux...
—...
— Trois ! Eh bien ?
—...
— Ah ça, si vous vous agrippez à la rambarde on n'est pas sorti de l'auberge, mon vieux.
J'ai bien bourlingué en dix ans. Je suis devenu un vieux renard des plaines à défaut d'un vieux loup de mer, et la corne s'est incrustée sous mes pieds aussi sûrement que l'odeur de pommade chauffante sur mes mollets. Mais, force m'est de l'avouer, il me manque toujours quelque chose. Une pièce cachée du puzzle qui fait que je continue à chercher sur d'autres chemins, à explorer d'autres voies. C'est ce qui m'a amené ici, sur ce pont balayé par le vent et la folie des hommes. C'est ce qui m'a poussé...
Il m'a poussé.
Le lâche, il m'a poussé et je bascule dans le vide.
Une fraction de seconde, c'est le temps qu'il suffit à mon corps tout entier pour être saisi d'une secousse d'instinct de survie qui, mêlée à une panique absolue et intolérable, manque de me faire exploser le cœur. Dans ce qui ressemble fort à un bouquet final, ce même cœur propulse un concentré d'hormones diverses dans mes veines à chaque battement. Je tombe, la mort est là. Mes sens se tendent à l'extrême, cherchant vainement une échappatoire, et mes pieds s'agitent frénétiquement pour se libérer de leur entrave. Comme s'ils pouvaient être d'une quelconque utilité en ces circonstances !
Enfin, au bout de quelques interminables secondes, l'élastique auquel je suis attaché se tend. Mes organes internes s'écrasent alors qu'il atteint son point le plus bas. Puis, après quelques paraboles de fétu emporté par le vent, je m'immobilise enfin comme une araignée au bout de son fil.
Vivant. Je suis vivant !
Là-haut, tout là-haut, j'entends comme une voix :
— Ou... aéé... tébin... iééé !
— Hein ?
— Je dis : vous avez très bien crié !
J'ai crié ? Moi ? Ça alors ! C'est vrai que je m'en sentirai capable... Je me sens capable de tout ! Une vérité s'impose à mon esprit encore secoué par l'adrénaline : ce n'est pas une pièce manquante du puzzle qui est apparue... ce sont toutes celles qui ne servaient à rien qui sont parties ! Bercé par l'euphorie, j'agite doucement les bras sans but comme la minuscule araignée que je suis devenu. Mon regard se porte à nouveau sur mes baskets, cette fois sens dessus dessous.
Finalement, mon plus beau voyage, je l'aurais fait sans courir un kilomètre.
Je pars dans un grand éclat de rire. Ça tombe bien : ça, j'ai toujours su faire.
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