Juste un moment chez Sonia

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Sonia adore ces soirées où elle invite des gens que rien ne lie, dans l'espoir que la magie de la rencontre opère, improbable, spectaculaire. Rien ne la rend plus heureuse. Alors, chaque samedi, elle convie, presque frénétiquement, ceux qui lui tombent sous la main : son voisin de TGV, Henri, en reconversion dans la chaussure après douze ans dans la chaussette – une phrase culte qui l'a convaincue de son humanité ; la fleuriste de son quartier, passionnée de chrysanthèmes, dont elle veut réhabiliter l'image ; un couple fusionnel croisé au second mariage de Léon – elle les avait déjà adorés lors du premier ; sa sœur Justine, surnommée « Je vais mal ». Ce soir-là, elle allait mal pour cause de nouvel avortement : « Mais promis, je ne vais pas plomber la soirée. » Et moi, son fidèle ami, qualificatif qui me ramène au rang de toutou et, en effet, elle me traîne comme elle peut depuis la fac d'éco, il faut croire que je l'aide à se sentir bien.

J'ai mangé face à Irène, la fleuriste dont le rouge à lèvres éclatant contrastait avec le noir des olives. Elle les croquait avec une sensualité bouleversante. La soirée démarrait bien. Pour eux.
Moi, j'ai flashé sur Irène, et porté par l'effet de mon récent stage de séduction, j'ai osé l'aborder au moment où elle déposait les noyaux au coin de son assiette, les faisant glisser depuis sa main refermée, comme si elle les pondait délicatement. C'est fou de faire cela aussi sensuellement.

« Vos yeux sont aussi noirs que ces noyaux. » Elle a éclaté de rire puis m'a fixé avec une tendresse ébahie, comme si j'étais le plus mauvais dragueur qu'elle ait rencontré, ce qui était le cas. À ce moment précis, j'ai été soulagé d'avoir évité le pire. La première phrase qui m'était venue, « J'adore vos petits noyaux », m'aurait définitivement ridiculisé.
« Et toi, tu es rouge comme mon rouge à lèvres. » Le tutoiement. Évidemment. Même ça, je ne l'avais pas réussi.
Quand vous êtes subjugué au point de ne regarder que les restes d'olive de la femme convoitée, et que votre timidité vous couvre de plaques, y a-t-il plus gênant que le rire explosif et partagé des autres, eux, les gens à l'aise ? Sonia, le roi de la godasse, la fleuriste torride, et Justine m'ont tour à tour remercié pour ce moment, quelle piteuse consolation ! Le couple a interrompu ses baisers pour proclamer : « Femme qui rit à moitié dans son lit. » Deuxième tour d'hilarité.
Voilà. C'était la première demi-heure. On finissait à peine olives et tapenade, on allait s'attaquer à la brandade puis à une croustade aux amandes. Sonia a toujours des concepts incroyables pour ses dîners.

Quand l'échange démarre aussi mal, il est rare que cela évolue favorablement. Certains arrivent à retourner une situation ainsi embarquée, moi j'ai seulement réussi à générer un sentiment unanime de pitié, même chez Justine, c'est dire. Chacun s'est senti obligé de se tourner vers moi par tranche de cinq minutes. Un relais, une assistance continue comme des médecins qui se remplacent pour un massage cardiaque épuisant. Cinq minutes interminables pour eux et plus encore pour moi, commençant systématiquement par : « Et toi, tu fais quoi ? ».
J'hésitais entre « Je me ridiculise » et « Je bouffe gratos chez mon amie, car j'approche du RSA depuis la fin de mon CDD à La Poste. Je n'ai pas été prolongé, j'ai roulé avec une Citroën Berlingo sur le pied d'un directeur d'agence et c'est interdit, bien que ce ne soit pas indiqué dans le contrat, j'ai vérifié. » Mais je disais juste : « Je sociabilise », un terme qui faisait passer ma soirée pour un exercice imposé par un psy. Je n'étais pas loin de ça, Sonia jouait généreusement ce rôle, sans honoraires, et en m'offrant le dîner.

Je sociabilise. Il est marrant ce mot. À sa troisième utilisation, qui coïncidait avec la fin de la brandade et de mon énième verre de Côtes de Gascogne, je me sentais mieux et je le clamais cérémonieusement. Mieux, je parlais ! Sonia osa même un « Tu progresses » et je jure que la fleuriste m'a trouvé touchant, je l'ai vu à sa manière de me regarder en sauçant son assiette. Ce n'était pas un geste mécanique, mais un appel au massage. Je suis resté scotché une nouvelle fois dans son assiette, il faut croire que ce n'est pas elle qui m'attire, mais Villeroy & Boch. J'allais dire « Vous aimez ça... », mais j'ai eu peur du quiproquo. Mes mots sortent parfois de façon imprécise, alors je les mijote longuement.
Le prince du mocassin était plus direct. Je l'entendais lui poser des questions intimes sur sa pointure, puis lui demander si elle était plutôt surpronation ou sous-pronation. Je parvenais alors à redresser la tête, Irène se caressait la nuque comme j'aimerais un jour qu'elle le fasse à la mienne, et Sonia secouait la tête d'un air accablé. Son regard disait « Merde, celle-là, elle était pour toi ! » Elle avait raison.

Je ne sais pas ce qui m'a pris. Je me suis levé, Sonia pensait que j'allais chercher la croustade, et j'ai lancé : « Tu veux bien vivre avec moi ? » Comme ça. En l'air. Sans savoir à qui ce message s'adressait. C'est rare une déclaration dont le destinataire est indéfini.

C'était magnifique. Sonia allait être contente de sa soirée. Les amoureux ont repris contact avec le collectif et reboutonné leurs tenues. J'ai eu droit à trois « OUI » en même temps.
Justine trouvait que ça l'aiderait à aller mieux après l'avortement.
Irène a été bouleversée et est venue me coller une couche de gloss au milieu de la joue.
Mais le plus surprenant fut le « oui » débordant d'Henri les souliers plats, qui s'est cru destinataire de mon message.
Une socialisation incroyable. Fulgurante. Triple.
Il y eut des embrassades. Sonia était aux anges et moi... moi... je ne savais plus qui choisir.

Depuis six mois, nous formons une joyeuse équipe, Henri, Irène, Justine et moi. Notre maison sent le chrysanthème et le cirage. Un distributeur de préservatifs est installé devant la chambre de Justine. Et moi, je bouquine des livres de développement personnel dans le salon.
Nous nous retrouvons le soir pour dîner.
Sonia vient souvent.

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