Toute histoire commence un jour, quelque part. Roger l’admettait. La sienne, pourtant, lui était comme tombée sur la tête. Il ne saurait dire par où elle avait débuté mais il savait où elle allait le conduire. Comme un bateau dont le capitaine a perdu le contrôle et qui erre douloureusement au gré du vent. Il se rappelle avoir voulu un jour, qu’il voyait lumineux, être l’un de ces hommes en blouse blanche. Il avait toujours aimé cette couleur. Elle lui faisait l’effet de l’intouché, une exemptée des préjugés du temps. Pure et libre d’être sans couleur. Comme sa vie aurait dû l'être s’il avait vécu ailleurs. Ou s’il avait vécu une autre vie. Une longue file d’années de bonheur et surtout de jours et de moments choisis, voulus. Une histoire qu’il aurait vécue et non subie....“Vaut mieux ne pas trop se pencher sur les décombres de ces rêves détruits. Ils étaient d’ailleurs un peu trop ambitieux pour quelqu’un de ma condition” se disait-il.
Il eut un hoquet si soudain qu’il faillit s'étrangler à croire que son diaphragme avait voulu laisser sortir, comme un chat d'une gouttière, sa détresse qui lui coince à la gorge . Il eut une soif soudaine et malvenue. Un léger rappel de son organisme qui lui arracha un sourire “et dire que j’ai soif même dans ces circonstances, c’est une preuve que mon corps s’est finalement résigné ; fermant les yeux sur ce qu’il ne pouvait guère contrôler”. Alors il décida de se laisser porter par les petits détails de l’instant présent qui, de par leur banalité, noient les soucis quotidiens. Et ce fut ainsi qu’il se rendit compte qu’il était en train de pleuvoir.
tac tac tac !
Alors qu’il était allongé sur le parterre entre cet enchevêtrement de membres et de corps assoupis, Roger abandonna ses pensées et laissa s’infiltrer en lui ce son. Sans autre variation. Des gouttelettes de pluie qui tombaient dans une cuvette. Monotone. Une véritable mélodie à côté de ces sons métalliques incessants et effrayants qui caractérisent cet endroit. Avec un sourire béat, il s’imagina sous la pluie courant et criant à Dieu sa reconnaissance pour avoir pensé à lui. Il s’imagina renouer avec cette vieille habitude qu’est de prendre un bain. Oui, si le Bon Dieu faisait tomber la pluie c’est qu’il devait avoir eu pitié de lui. D’ailleurs son corps, comme mû par lui-même, se tendait inévitablement vers cette eau divine telle une fleur qui s'ouvre et s'épanouit. De loin, les cris joyeux d’enfant lui parvenaient comme pour louer cette clémence du Très haut. Ce qui L’arracha brusquement à son rêve éveillé, lui faisant prendre conscience que même cette pluie était pour les autres. Pas lui. J’ai si soif pensa-t-il en lorgnant la cuvette. Pourtant il avait peur qu’en bougeant tous se réveillent réduisant net ses chances à un gorgée d'eau. Eux aussi ont soif. Ces mômes également. Et de bien plus que de l’eau.
Tac tac ! Ce son doux faisait remonter en lui un flot de souvenirs du temps où il était encore libre. Libre de rêver. Aujourd’hui étant emprisonné, les espoirs en laisse, il était assiégé par le doute et la nostalgie. Son statut de prisonnier lui ôtait le droit d’être un homme. Le policier qui avait procédé à son arrestation le lui avait bien fait comprendre en lui mettant sa semelle sur la tête après l’avoir “maîtrisé” avec des coups de pieds et de bâtons. "Sale merde, qui es tu donc pour prétendre jouir de plus de droits que les autres ? " lui avait-il vociféré comme un crachat quand Roger avait voulu se défendre. Le conduisant par la peau du cou vers ce nouveau et abrutissant logis.. Pourtant il estima avoir agi pour le mieux, aurait-on pu agir autrement en pareille circonstance ? Ah qu’importe à présent.
Sentant sa bouche pâteuse, la gorge sèche et cette bataille se livrant dans son ventre il se disait qu’il lui fallait prendre ce risque : se lever pour s’abreuver dans la cuvette."Au moins j'aurai un mal en moins. D’abord je dois m’extirper de cet étau sans les réveiller"se dît-il. Ils étaient si nombreux. Et cette jambe en travers sa poitrine qui précipitait tant sa respiration qu’il avait peur qu’elle s’en aille loin de lui sans pouvoir la rattrapper. Cela n’allait pas l’arrêter. A force d’effort il réussit à se libérer à moitié. Il parvint même à remuer ses jambes anesthésiées dont il avait oublié jusqu’à leur existence. Il aurait crié de joie s’il n’avait pas vu bougé“lanmò”, un autre détenu. Retenant sa respiration, il pria pour qu’il ne se réveillasse pas. “Il est si costaud que je ne saurai défendre mon eau, j’attendrai encore un peu” pensa-t-il.
Se recouchant précautionneusement il laissa ses pensées se tourner naturellement vers Luna, sa chère soeur, dont la brute de mari en faisait un souffre douleur. Un jouet. Un objet. Mais elle l’aimait tant qu’elle lui pardonnait tout, d’ailleurs si ce n’était par amour c’était par besoin de survivre, en tous cas elle ne saurait le quitter. Elle n’avait aucun métier. Elle avait été toute sa vie une fille, une grande soeur, une mère, une femme disposée etc. Ces titres étaient lourds, si lourds à porter que celui de professionnel lui aurait sans doute ôter la vie, c’est du moins ce qu’en pensait Roger en voyant sa silhouette fatiguée et amaigrie sautant vers la vieillesse sans avoir connue la jeunesse, à seulement 33 ans. En plus, il savait qu’elle se faisait du souci pour son fils de 10 ans qui sillonne tous les recoins de la “ruelle assoupie” accompagnant des ados dans leur quête de pouvoir et de respect. Il savait aussi que Luna se croyait mauvaise mère comme ne pouvant continuer à lui payer sa scolarité. J’aurais dû, mon fils est si doué ! Ne serait-ce qu’en vendant mon âme au diable lui a-t-elle dit un jour. Oubliant que le diable lui-même se désintéresse non seulement de cette âme tourmentée, noyée dans la misère somme toute sans valeur mais aussi de ce quartier et de ses hommes-choses. La preuve : ils étaient livrés à eux-mêmes depuis les dernières campagnes électorales, il n’y avait pas un seul dispensaire dans les environs et il fallait marcher des heures pour trouver un peu d’eau, tout est luxe.
Le Diable a mieux à faire dans les quartiers aisés. Les quartiers du diable ironisa Roger. Cependant il comprenait l’initiative de son neveu car dans ce quartier il fallait être soit un “bandit” soit un “monstre” ou même les deux à la fois pour survivre et cela commençait par le pouvoir. Très jeune il l’avait appris.
La gentillesse et la bonté avaient coûté la vie à leurs parents. Ou était-ce plutôt leur sottise pensa-t-il car comment pouvait-on bêtement accepter d’accueillir chez soi une mère et un bébé pourchassés par un mari jaloux de surcroît chef de gang sadique? Il fallait être fou pour s’y risquer. Et leurs parents l’étaient. Pauvres fous. Un délire qui avait conduit à leur perte. Certes la mère avait demandé secours et porté plainte au parquet dénonçant la violence et l’inconstance de son mari sans succès. Divorce, lui avait-on suggéré. Mais ce n’était pas toujours aussi simple. Ici on le savait. En tout cas papa et maman avaient oublié le principe clé : laisser faire et se taire tant que ce ne sont pas tes affaires. Ce principe m’a toujours guidé dans la vie. Bon jusqu’à récemment pensa Roger. Certes de temps en temps il sentait la pitié, parente de la mort, venir titiller son coeur mais il avait toujours tenu bon. Car il fallait vivre. Pourtant il l’avait oublié juste le temps d’une soirée. Oui, il avait vu en elle sa chère Luna. Mais ce n’était pas elle, ce n’était pas non plus son “mari”. En fait c’était une maîtresse de Monsieur “le politicien” qui, menaçant de tout révéler à l’épouse trompée, se faisait violentée avec un sadisme indescriptible. Ses cris lui vrillaient encore le tympan.. Il avait senti sa peur venir le toucher, le forcer à venir la secourir, à frapper ce gorille. Oh il valait mieux ne plus y penser.
“Ô ma Luna, tu es devenue plus qu’une enfant mais une mère pour moi quand nos parents nous ont été arrachés par la flamme vengeresse” pensa Roger. Il disait que sa soeur était une fée : elle sortait le soir les mains vides et revenait le lendemain avec des provisions. Il avait même continué avec l’école. Jusqu’à ce qu’il découvrit bien plus tard que sa soeur vendait non pas son âme mais sa douceur au diable...
Il se sentit suffoquer. “Je dois me lever” forçant son esprit à revenir au présent. Ce qu’il fit doucement. En faisant de son mieux, il attrapa la cuvette et la souleva au dessus de sa tête. Pour s'abreuver. Jamais elle n’a été aussi bonne se dit-il. Mais dans sa précipitation des gouttes s’ échappèrent et atterrirent sur certains corps entortillés comme morts dans le sommeil. Il continua pourtant à boire . Buvant, buvant encore. Jusqu’à ce qu’il en fusse privé et projeté en arrière par des mains jaillissant de leur repos tourmenté. Il n’y comprit rien, à croire que c’était hors du temps, hors du réel. Revenant à lui même après un instant d’égarement il se débattit pour se libérer car déjà il servait de marchepied à ces vautours. Roger finit par se relever et en reculant à s’appuyer contre la paroi de sa cellule. Une main sur la poitrine se forçant à respirer un grand coup il observa cette marée humaine se battant pour des gouttes d’eau. Il y avait longtemps que la cuvette n’était plus. Réduite en miettes,celle-ci servait à présent de petits gobelets à des mains avares et impatientes toutes allant vers ce coin où la pluie dégoulinait à travers le plafond.
On est réduit à l’état de chien voire pire remarqua Roger. Se laissant glisser contre la paroi il s’asseya pour commander le sommeil. Il riait et se disait qu’à défaut d’un plat sans chichi il avait le loisir de commander le sommeil. Encore heureux. Peut-être qu’avec un peu de chance il parviendrait à passer devant le juge après trois ans d’attente. “Ce jour là je serai à nouveau homme. J’existerai encore. J’aurai un futur humain”.Ce fut sa dernière pensée consciente.