Le site me propose de rajouter une photo pour illustrer mon annonce.
« AVendre :
Canoë 2 places, pliable, transportable en sac à dos
+ 2 pagaies
+ 2 gilets de sauvetages
+ 1 bombonne étanche.
Prix à négocier.
A retirer à Niolon (Bouches-du-Rhône)»
J’avais offert ce canoë à André. Je voulais qu’il profite de la mer, lui qui aimait tant la pêche. Mais un bateau en goretex n’est jamais recommandé quand on utilise des hameçons. Il avait quand même fait une sortie... mais quel retour ! André était revenu fou de rage, portant à bout de bras le canoë plein de sable humide, à moitié dégonflé, trébuchant sur les lanières du gilet de sauvetage. Sur le parking la voiture, garée à moitié sur l’emplacement du voisin, laissait dépasser des vitres arrières les deux pagaies fixes, faute d’avoir su les replier.
Je n’ai jamais remis les mains sur ce canoë. Peut-être l’avait-il caché ?
Nous n’en avons jamais reparlé. Depuis, André est tombé malade puis m’a quitté un matin de septembre. Aujourd’hui, je vide le cabanon.
Je souhaite transformer ce petit cafoutch en une chambrette supplémentaire afin d’accueillir tous mes petits-enfants dans quelques semaines.
Sur le seuil de mon entrée, j’accueille une première cliente.
- Bonjour Madame, vous êtes ? Commençais-je, face à une femme plus grande, plus vieille et plus forte que moi.
- Ben c’est moi « Saflotte-13-13 » ! Il est où l’engin ? demande t-elle en retirant ses lunettes de soleil posées sur des lunettes de vues.
-Pffft, z’auriez pu l’ouvrir avant ! Bah, faut l’gonfler maint’nant ! dit-elle en l’apercevant encore plié dans son emballage portatif.
Estomaquée par ce toupet, je ne dis rien car « il faut plaire à la clientèle » mais n’en pense pas moins.
Tout en maugréant, je me démène comme je peux dans mon salon pour que mon canoë de 3 m 50 s’ouvre petit à petit. Je peine à le gonfler. Mes rhumatismes me font énormément souffrir. Je suis atteinte de polyarthrites rhumatoïdes depuis l’âge de trente cinq ans. Le meilleur médicament aurait été le sport, « n’importe lequel Madame, mais bougez pour retarder l’inflammation des articulations ».
Or, je me suis toujours servi de ma maladie comme excuse à n’importe quelle pratique, rencontre, ou même sortie. La notion de groupe m’a toujours paru étouffante. Le sport individuel n’a pas été un succès. Sur un tapis de gym, je sentais une gêne à ralentir tout le monde quand ma posture n’était pas bonne, la promiscuité des vestiaires et ses confidences me mettaient mal à l’aise. Alors, je n’ai jamais pratiqué autre loisir que mon jardinage avec André qui, lui seul, pouvait s’adapter à mon rythme et peut-être à mon caractère aussi.
Du port de l’Estaque, j’arrive à apercevoir la Bonne mère qui surplombe la baie de Marseille.
Le temps est clair, idéal pour prendre la mer car aujourd’hui j’ai décidé de tester le canoë avant de le vendre.
Après avoir insufflé l’air dans mon bateau, il flotte et m’attend pour une petite balade maritime. Le plus difficile est de monter dedans, sans chavirer. En m’aidant d’une pagaie, c’est tout à fait possible. Doucement mais sûrement, je prends place. Je me cale bien, j’ajuste le gilet de sauvetage rouge vif, personne ne me regarde : j’y vais !
Je me décale du bord en trois coups de pagaies et me retrouve au milieu de l’anse.
Je suis seule et navigue sur cette immensité bleue. Une petite brume légère au raz de l’eau imbibe cette matinée en une douceur paisible que je ne connaissais pas.
Jusqu’à présent, j’observais mais aujourd’hui, je participe.
André, si tu me voyais ! On aurait dû faire des sorties en mer tous les deux. On aurait dû essayer !
Ce calme maritime est si ..
- Ohé du bateau !
Je n’arrive pas à me retourner. Mes cervicales ne sont plus aussi mobiles qu’avant.
- Ohé... je vous r’connais ! Et vous, vous me remettez ?
Bien sûr j’identifie la voix de mon acheteuse qui flotte 1313 !
- Bonjour ! Je réponds poliment, avant d’apercevoir une file indienne d’avirons. Cinq à six barquettes légères, fondant l’eau pour arriver délicatement jusqu’à moi.
Tout en bafouillant, je note que les bateaux sont occupés uniquement par des femmes.
- Ah bah du coup, vous z’en faites ?
- Pardon ? Je rétorque, je fais quoi ?
- Vot’bateau là ! Moi, j’croyais que vous l’vendiez à cause de vot’mari qu’est plus là ! Mais, m’aviez pas dit que vous aussi, vous en faisiez !
- Je fais juste un essai avant de le vendre !
- Mais évidemment qu’il faut essayer. Il vous va bien d’ailleurs vot’canoë. ! Vous nous suivez ?
Intimidée par tous ces sourires francs et amicaux, je décline néanmoins l’offre.
- Tant pis pour vous ! Lance t-elle en bifurquant pour prendre le large.
C’est alors qu’elle propulse l’eau et revient vers moi en un éclair.
- Dites, vous s’rez là dimanche en huit ?
-... ?
- La manif, au club ?
-... ?
- Quoi ? Vous savez pas c’que l’Europe est en train d’nous pondre ? Y paraitrait que les joutes de l’Estaque, c’est un sport trop dangereux ! Déjà, qu’y a 10 ans, on a mis du plastique au bout des lances pour pas blesser, et pis, les plastrons renforcés pour sécuriser ! V’là, m’nant que suite à l’article x de l’amendement de mon vié... « les joutes nautiques provençales peuvent causer des lésions corporelles sérieuses, incompatibles avec la notion de loisirs ». annoncet-elle en dodelinant de la tête, la main sur le cour. Puis elle continue sans attendre une réaction de ma part :
- Alors dimanche, on manifeste tous sur l’eau. Z’avez qu’à v’nir avec vot bateau en caoutchouc !
Le cercle d’avirons de l’Estaque est déjà ouvert en ce samedi, veille de manifestation.
Je ressens dans ce club une ambiance familiale agréable.
De retour d’une randonnée, des jeunes refont leur périple en exagérant certains passages près de l’oreille attentive du responsable du club.
Certains en maillot préparent des bateaux, alors que d’autres, chaussées de chaussures de sécurité, réparent des avirons abimés.
Il fait bon ici.
Malgré ma démarche chaloupée et ma canne en bois foulant le sol de cet endroit probablement incompatible avec ma maladie, je me sens bien.
Oui, je crois demain, je ferai partie des leurs.
Bienveillance
Complicité
Générosité
Harmonie
Ensemble
Ténacité
Entrain
Groupe
Fierté
Nous
Joie
Je
« AVendre :
Canoë 2 places, pliable, transportable en sac à dos
+ 2 pagaies
+ 2 gilets de sauvetages
+ 1 bombonne étanche.
Prix à négocier.
A retirer à Niolon (Bouches-du-Rhône)»
J’avais offert ce canoë à André. Je voulais qu’il profite de la mer, lui qui aimait tant la pêche. Mais un bateau en goretex n’est jamais recommandé quand on utilise des hameçons. Il avait quand même fait une sortie... mais quel retour ! André était revenu fou de rage, portant à bout de bras le canoë plein de sable humide, à moitié dégonflé, trébuchant sur les lanières du gilet de sauvetage. Sur le parking la voiture, garée à moitié sur l’emplacement du voisin, laissait dépasser des vitres arrières les deux pagaies fixes, faute d’avoir su les replier.
Je n’ai jamais remis les mains sur ce canoë. Peut-être l’avait-il caché ?
Nous n’en avons jamais reparlé. Depuis, André est tombé malade puis m’a quitté un matin de septembre. Aujourd’hui, je vide le cabanon.
Je souhaite transformer ce petit cafoutch en une chambrette supplémentaire afin d’accueillir tous mes petits-enfants dans quelques semaines.
Sur le seuil de mon entrée, j’accueille une première cliente.
- Bonjour Madame, vous êtes ? Commençais-je, face à une femme plus grande, plus vieille et plus forte que moi.
- Ben c’est moi « Saflotte-13-13 » ! Il est où l’engin ? demande t-elle en retirant ses lunettes de soleil posées sur des lunettes de vues.
-Pffft, z’auriez pu l’ouvrir avant ! Bah, faut l’gonfler maint’nant ! dit-elle en l’apercevant encore plié dans son emballage portatif.
Estomaquée par ce toupet, je ne dis rien car « il faut plaire à la clientèle » mais n’en pense pas moins.
Tout en maugréant, je me démène comme je peux dans mon salon pour que mon canoë de 3 m 50 s’ouvre petit à petit. Je peine à le gonfler. Mes rhumatismes me font énormément souffrir. Je suis atteinte de polyarthrites rhumatoïdes depuis l’âge de trente cinq ans. Le meilleur médicament aurait été le sport, « n’importe lequel Madame, mais bougez pour retarder l’inflammation des articulations ».
Or, je me suis toujours servi de ma maladie comme excuse à n’importe quelle pratique, rencontre, ou même sortie. La notion de groupe m’a toujours paru étouffante. Le sport individuel n’a pas été un succès. Sur un tapis de gym, je sentais une gêne à ralentir tout le monde quand ma posture n’était pas bonne, la promiscuité des vestiaires et ses confidences me mettaient mal à l’aise. Alors, je n’ai jamais pratiqué autre loisir que mon jardinage avec André qui, lui seul, pouvait s’adapter à mon rythme et peut-être à mon caractère aussi.
Du port de l’Estaque, j’arrive à apercevoir la Bonne mère qui surplombe la baie de Marseille.
Le temps est clair, idéal pour prendre la mer car aujourd’hui j’ai décidé de tester le canoë avant de le vendre.
Après avoir insufflé l’air dans mon bateau, il flotte et m’attend pour une petite balade maritime. Le plus difficile est de monter dedans, sans chavirer. En m’aidant d’une pagaie, c’est tout à fait possible. Doucement mais sûrement, je prends place. Je me cale bien, j’ajuste le gilet de sauvetage rouge vif, personne ne me regarde : j’y vais !
Je me décale du bord en trois coups de pagaies et me retrouve au milieu de l’anse.
Je suis seule et navigue sur cette immensité bleue. Une petite brume légère au raz de l’eau imbibe cette matinée en une douceur paisible que je ne connaissais pas.
Jusqu’à présent, j’observais mais aujourd’hui, je participe.
André, si tu me voyais ! On aurait dû faire des sorties en mer tous les deux. On aurait dû essayer !
Ce calme maritime est si ..
- Ohé du bateau !
Je n’arrive pas à me retourner. Mes cervicales ne sont plus aussi mobiles qu’avant.
- Ohé... je vous r’connais ! Et vous, vous me remettez ?
Bien sûr j’identifie la voix de mon acheteuse qui flotte 1313 !
- Bonjour ! Je réponds poliment, avant d’apercevoir une file indienne d’avirons. Cinq à six barquettes légères, fondant l’eau pour arriver délicatement jusqu’à moi.
Tout en bafouillant, je note que les bateaux sont occupés uniquement par des femmes.
- Ah bah du coup, vous z’en faites ?
- Pardon ? Je rétorque, je fais quoi ?
- Vot’bateau là ! Moi, j’croyais que vous l’vendiez à cause de vot’mari qu’est plus là ! Mais, m’aviez pas dit que vous aussi, vous en faisiez !
- Je fais juste un essai avant de le vendre !
- Mais évidemment qu’il faut essayer. Il vous va bien d’ailleurs vot’canoë. ! Vous nous suivez ?
Intimidée par tous ces sourires francs et amicaux, je décline néanmoins l’offre.
- Tant pis pour vous ! Lance t-elle en bifurquant pour prendre le large.
C’est alors qu’elle propulse l’eau et revient vers moi en un éclair.
- Dites, vous s’rez là dimanche en huit ?
-... ?
- La manif, au club ?
-... ?
- Quoi ? Vous savez pas c’que l’Europe est en train d’nous pondre ? Y paraitrait que les joutes de l’Estaque, c’est un sport trop dangereux ! Déjà, qu’y a 10 ans, on a mis du plastique au bout des lances pour pas blesser, et pis, les plastrons renforcés pour sécuriser ! V’là, m’nant que suite à l’article x de l’amendement de mon vié... « les joutes nautiques provençales peuvent causer des lésions corporelles sérieuses, incompatibles avec la notion de loisirs ». annoncet-elle en dodelinant de la tête, la main sur le cour. Puis elle continue sans attendre une réaction de ma part :
- Alors dimanche, on manifeste tous sur l’eau. Z’avez qu’à v’nir avec vot bateau en caoutchouc !
Le cercle d’avirons de l’Estaque est déjà ouvert en ce samedi, veille de manifestation.
Je ressens dans ce club une ambiance familiale agréable.
De retour d’une randonnée, des jeunes refont leur périple en exagérant certains passages près de l’oreille attentive du responsable du club.
Certains en maillot préparent des bateaux, alors que d’autres, chaussées de chaussures de sécurité, réparent des avirons abimés.
Il fait bon ici.
Malgré ma démarche chaloupée et ma canne en bois foulant le sol de cet endroit probablement incompatible avec ma maladie, je me sens bien.
Oui, je crois demain, je ferai partie des leurs.
Bienveillance
Complicité
Générosité
Harmonie
Ensemble
Ténacité
Entrain
Groupe
Fierté
Nous
Joie
Je