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1645, quelque part au large de Casablanca.

Tout autour de moi, le bois craque, la mer cogne et les mouettes stridulent. Et parmi ce fracas marin, les voix rauques des matelots qui grondent sur le pont.

— Dessape-toi si t'es un homme !

Martigaux. J'abandonne ma plume et le journal de bord à moitié rempli. Je les connais : dans moins de cinq minutes, le premier poing aura délogé la première dent. Hors de question d'avoir du grabuge au sein de mon équipage.

J'enfile ma tenue d'amiral avant d'émerger sur le pont arrière. J'y surprends cinq de mes hommes encourageant Martigaux qui tient Cazo, le plus jeune des officiers mariniers, par le col de sa chemise qu'il tire et tente de lui ôter. Tous se sont figés lorsque j'ai fait claquer le capot de la grande échelle, excepté Cazo qui gesticule et piaille encore, la tête enfouie dans un enchevêtrement d'habits.

— Martigaux, lâche-moi, espèce de crétin ! Tu vas voir comment l'Amiral va te r'mettre à ta place si tu fous l'bazar.
— Il n'a pas tort, Martigaux.

À l'audition de ma voix, Cazo cesse tout mouvement, tandis que son persécuteur le libère de son étreinte.

— Cazo, rhabillez-vous. Martigaux, vos explications ont intérêt à être solides.
L'officier prend un air grave et déclare sans plus d'hésitation :
— Y a une femme sur c'bateau, Amiral. Une gonz' déguisée en homme qu'a pas su rester à sa place sur la terre ferme. Elle veut voir le monde, qu'on m'a dit.

Je sens ma mâchoire se crisper. Un problème supplémentaire sur ce bateau, et c'est encore cette andouille imposée par mon père qui en est l'épicentre.

— Martigaux, votre mère ne vous a-t-elle pas enseigné le respect des femmes et la prudence avec laquelle il est nécessaire de manipuler les « on-dit » ?
L'autre, une lueur de défiance dans le fond de l'œil, annonce avec un effronté aplomb :
— Une femme de joie à l'échoppe « Le chat noir » a passé la nuit d'avant avec l'un d'nos gars. Et quand ils en ont été rendus à c'que-vous-pensez, autant v'dire qu'elle été bin surprise la m'dame. Et certains ici ont pas l'air d'êt' des hommes...
Il jette un regard en biais à Cazo qui ne trouve plus les mots pour se défendre.
— Eh bien voilà au moins un mystère de résolu : nous savons maintenant pourquoi vous n'êtes pas espion à la cour.
— Capitaine, j'fais pas ça pour vous emmerder, c'est pour la santé d'l'équipage que j'me permets. Il a pas un soupçon d'muscle, pas un poil sur la tronche, y crie comme une gonz et pour couronner l'tout, personne l'a jamais vu complètement à poil.
— J'entends encore une fois prononcer le mot « gonz » sur ce navire, et ça sera corvée supplémentaire pour tout l'équipage. Puis, avec résignation : Cazo, déshabillez-vous.
— Mais...
— Cazo, je sais que vous êtes un homme. Mais si vous ne voulez pas finir assailli et dénudé à la première occasion que vos camarades trouveront, un conseil : levez-le doute, et sur le champ.

Le pauvre garçon grommèle un « c'est pas juste » entre ses dents serrées et se défait de son pantalon les mains tremblantes de rage. Il expose alors à la vue de tous la preuve pendante de sa masculinité, et avec, celle de sa religieuse appartenance. Je comprends mieux les réserves du jeune homme. Bien que notre gouvernement ait accepté la présence des juifs, certains de ses citoyens ne sont pas aussi tolérants.

Cazo fusille du regard l'assemblée.
— Contents ?
— 'Scuse-moi, mon gars...
— Des excuses, vous avez tous intérêt à lui en faire. Je continue de me demander pourquoi mon père, le comte de Zélande, m'a infligé votre présence, Martigaux. Vous n'êtes capable que d'une seule chose sur cette frégate : semer le doute. Il s'en faut de peu pour que je vous débarque au prochain ravitaillement.

L'officier s'apprête à contester mais je l'interromps d'un autoritaire poing fermé. Ma voix ne fluctue pas d'un demi-ton.
— C'en est assez de diriger des malappris tels que vous, à peine capables de tenir en état une embarcation. Je n'en puis plus d'entendre des propos dédaigneux sur les femmes quand on sait que vos propres mères rendraient sans doute un bien meilleur hommage à ce navire.
— C'est Martigaux qui a...
Regard assassin à celui qui vient d'oser geindre. Je poursuis :
— Chaque jour, la discipline prend davantage le large. Mais croyez-moi : avec toute la route qu'il nous reste à parcourir pour rejoindre les Terres Australes, je ne tolérerai pas que de futiles chamailleries enveniment la vie maritime. Alors concernant cette histoire de femme clandestine, je ne veux plus en entendre parler. Arrêtez donc de vous faire berner par les histoires que vous racontent vos prostituées. Dégourdis comme vous êtes, si une femme venait à prendre l'apparence d'un matelot, vous ne vous en rendriez sûrement pas compte, quand bien même elle se tiendrait sous vos yeux.

Je prends congé de mon équipage sans même tenter de savoir lesquels d'entre eux j'ai pu convaincre. Et pourtant, j'espère sincèrement avoir balayé tout soupçon de leurs esprits. Plus encore, il me faut trouver une solide raison de me débarrasser de cette langue de vipère de Martigaux.

Un coup d'œil à ma plume sèche achève ma motivation déjà bien entamée par le stress, et je remets à demain la rédaction du rapport de mer. J'avais bien plus besoin d'une sieste, et surtout, de retirer ces étouffants habits.
Soulagée, je repose la veste d'amiral et le contraignant sous-vêtement, un corset qui serre davantage la poitrine que l'estomac, tout en repensant à cette première nuit dans le dédale de Casablanca : l'odeur des épices portées par l'air lourd, l'inépuisable vie nocturne de la ville, de ses bazars et de ses bordels. Et tandis que je masse un sein endolori par mon travestissement quotidien, je me remémore les caresses de cette inconnue, à qui j'avais cru pouvoir me confier et m'abandonner l'instant d'une nuit.

Martigaux... Il s'en était fallu de peu. Et pourtant, malgré le tourment qu'il n'a pas été loin de causer, je ne peux m'empêcher de sourire.
En effet, ces gars ne sauraient reconnaître une femme déguisée s'ils en avaient une sous les yeux...

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