Julien

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  • Le Temps

Je m'appelle Julien, je suis né à l'automne 1912. Laissez-moi vous conter mon histoire.

Tout commence un dimanche de janvier. Le givre recouvre le paysage, laissant comme imprimées les branches d'arbres dans un ciel à peine éclos de soleil. Des griffes blanches et tordues se balancent au vent.

L'araignée a tissé d'éphémères dentelles suspendues aux gouttières du toit de la ferme. Le père, mon frère aîné et moi, une carabine sur l'épaule, marchons en file indienne. Nos joues rougies par le froid, de petits nuages s'échappent de nos bouches. L'herbe cassante fait crisser les pas.

Les buissons chuchotent. Trois fauvettes s'envolent.

Plus loin, la cabane semi-abandonnée abrite quelques fagots de bois. Elle sert de réserve pour une paysanne des environs. François, mon frère, aperçoit la piste d'une fouine.

— Là, regardez, ça mène droit à la cahute.
— La bête a dû se cacher derrière les fagots, répond tout bas le père.

Je passe devant. François se précipite, la carabine brinquebalant, pour être le premier sur les lieux. C'est l'aîné. Dans un pâle rayon de soleil, je le vois trébucher sur une racine du chemin.

Il trébuche et une balle ricoche dans l'air glacé du matin. Une seule pensée m'effleure. Adieu la fouine et les 210 francs.

Les jours passent. C'est le midi, ou le soir, en été, je ne sais plus très bien. Je me sens bizarre. À table, la mère fait une croix sur la grosse miche de pain avant d'en découper des tranches pour tremper dans la soupe avec un morceau de lard. On n'entend que le bruit de l'horloge et le chien qui se gratte près de la porte à deux battants, grande ouverte. Mes pensées tricotent des images sans mots, je n'ai le goût de rien. Alors je me lève sans que personne ne bouge et sors pour me coucher dans la grange près de l'étang. Seul Flocon, le chien, me suit du regard. Il m'accompagne dans la cour, éparpillant au passage les poules qui caquettent dans un flou.

Ferdinand, le cheval, s'ébroue. Il frappe du sabot dans le champ à l'ombre du grand chêne. Sa crinière fait voler la poussière.

Quelque chose ne va pas. Mes gestes pèsent à peine dans ce temps aux aiguilles rouillées. Elles ne se décident pas à avancer. Le petit chat, Écaille, blotti dans la paille, me fixe de ses yeux verts et, sans attendre de caresses, il s'enfuit en miaulant. Dans mon sommeil étrange, je rêve et je m'éveille. Par la lucarne, je vois les étoiles comme des petits cailloux argentés dans une rivière de ciel.

Je pense que je pourrais les toucher. Elles bercent ma nuit.

Les feuilles valsent dans le ballet du vent. Je me laisse emporter. Les sons et les couleurs ont un goût feutré. Leurs vibrations emplissent l'air tout autour de mon être.

Je pourrais être une feuille, un morceau d'écorce. Ou un soupçon de vent.

Des notes étouffées arrivent jusqu'à moi. Un bal d'automne. Je m'approche de la place du village et j'aperçois Florentine. Son bras passé sous celui de Pierre, elle sourit. Dans ses cheveux roux, le ruban lavande offert à la Noël. Ils tournent, ils tournent sur la piste. Les lueurs m'étourdissent.

Un matin se lève. Le toit fume timidement. L'hiver est revenu. J'ai à peine senti la ronde des saisons dans ma tête. Une brume de coton enveloppe mes émotions.
Le père a attelé Ferdinand à la carriole. La mère monte près du père sur le banc de planche. Quelques cheveux blancs dans son chignon un peu défait. Je grimpe à l'arrière sans effort, aux côtés de François. Les ornières du chemin le font tressauter, il s'agrippe aux montants de bois. Son regard vide m'envahit. Le trajet somnole sur ce chemin gonflé de chagrin. S'il avait une ficelle, je pourrais le lâcher. Si je pouvais le saisir je le percerais d'un éclat de vert.

Ma vie est comme en apesanteur depuis ce jour de chasse. Tout m'échappe.

François a trébuché et la balle a ricoché. C'était hier ou peut-être un autre jour. Je ne sais plus très bien. Je suis un nuage qui passe, un papillon couleur flocon qui plane dans un souffle d'air.
Tout me traverse.

Les sabots résonnent sur les pavés. On descend de la carriole. On longe un haut mur de pierre. La grille en fer forgé grince. Grise ou verte. Ou bien rouille. Un corbeau blesse le silence. J'avance, à la fois loin d'eux, à la fois tout près. Je flotte en pensées, mon corps n'est qu'une ombre.

La mère s'agenouille et dépose un bouquet de bruyère. Une larme glisse sur la joue du père. Il s'empresse de la chasser avec sa main qui se perd discrètement dans un geste vers sa casquette. Un papillon couleur flocon se pose sur l'épaule de François. Il frissonne. Le souvenir d'une chasse aux papillons lui dessine un sourire. Il se penche et caresse de ses doigts quelques mots gravés :

Julien Lebreton 1912—1929

J'avais 16 ans. François a trébuché et la balle a ricoché.

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