Julia

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Nouvelles - Policier & Thriller

Elle tend le pouce. Les véhicules filent à toute allure sur l'autoroute. Les phares illuminent sa silhouette détrempée quelques secondes puis s'évanouissent.
Elle claque des dents, ses ongles sont bleus.
Elle est à deux doigts de pleurer.
Son sac pèse lourd sur ses épaules.

Il s'arrête. Elle a du mal à y croire, reste figée quelques secondes.
Pour elle, vraiment ?
Elle se ressaisit et se met à courir, ses baskets font un bruit de succion sur l'asphalte mouillé.
Il fait sombre dans l'habitacle, le plafonnier ne fonctionne pas. Elle ne voit pas le visage du conducteur, devine seulement des cheveux longs et bouclés, une mâchoire imberbe. Elle le remercie une dizaine de fois, il se contente d'un vague geste de la main, « ce n'est rien », et allume le chauffage.
Elle colle ses mains contre la soufflerie, il lui donne le nom d'une ville à une centaine de kilomètres et elle acquiesce. Ses mains se réchauffent, mais ses vêtements, toujours trempés, collent à son corps.
Il roule doucement, la voiture est luxueuse, silencieuse. Une électrique peut-être ?

— Et tu t'appelles ? 
Elle invente, donne le nom d'une fille de sa classe dont elle était jalouse. Une fille blonde, mince, riche. Insouciante. Choyée. Aimée.
— Joli prénom. Pas très original, mais les classiques sont une valeur sûre, hein ? D'où tu viens comme ça ? 
Nouveau mensonge. Ils ne devraient pas partir à sa recherche, il faudrait qu'ils dessaoulent trop longtemps pour ça, mais elle doit être prudente. Elle donne le nom de la ville où habitent ses grands-parents maternels, des gens qu'elle a à peine connus. De vagues silhouettes dans un passé brumeux. Grandes. Désagréables.
Il pousse un sifflement admiratif.
— Eh ben, t'en as déjà fait du chemin ! Et tu comptes aller jusqu'où ? 
Elle hésite. Elle devrait continuer de jouer la carte de la prudence, mais s'il lui proposait de l'amener jusqu'à sa destination ? Il pleut tellement, elle n'aura pas le temps de sécher d'ici à ce qu'ils arrivent. Et c'est une grande ville qui l'attend, impossible de retrouver sa trace là-bas. Surtout quand les « détectives » sont deux poivrots à la cervelle détruite par l'alcool et la malbouffe... Elle finit par dire la vérité. Il ricane.
— Oh bien sûr. Pour devenir une « star » hein ?
Elle rougit, se sent ridicule. Vaguement honteuse. Comme si elle avait encore trois ans et voulait « être une princesse ».
— T'es plutôt mignonne, c'est vrai. Et je suppose que tu as... du « talent », hein ? 
Instinctivement, elle ramène ses bras sur sa poitrine. Elle n'aime ni ce ton ni ce qu'il sous-entend. Elle n'est pas sûre de le comprendre, ou peut-être que si, mais elle l'a déjà entendu avant. Quand certains garçons du lycée parlaient des filles qu'ils avaient « sorties ». Nonchalamment adossés contre leur casier, sourire arrogant aux lèvres. Comme un filet sale et dégradant qui se posait sur ces filles et ce qu'elles faisaient ou non durant ces sorties. Elle reste silencieuse, se renfonce dans son siège. Chaque mètre passé est un mètre gagné. Elle se concentre sur ça, elle a l'habitude d'oublier ce qui l'entoure de toute façon. Il se tait, quelques instants.
— Tu es majeure au moins ? 
Elle hoche vigoureusement la tête, encore un mensonge. Sa date d'anniversaire a peu d'importance, elle est très mature pour son âge de toute façon.
— Et pourquoi le stop ? C'est une sacrée trotte depuis chez toi ! 
Elle aimerait qu'il se taise, ces questions la gênent. Elle n'aime pas mentir. Alors elle hausse les épaules et bâille ostensiblement. Peut-être qu'il la laissera dormir un peu...
— Parce que c'est dangereux, tu t'en rends compte ? On ne sait jamais sur qui on peut tomber... Des violeurs. Des tueurs. Des sociopathes. Voire les trois à la fois.

Il sourit, ses dents brillent légèrement dans le noir. Elle se cramponne à son sac, son cœur commence à s'affoler.
— Tu connais Gerard Schaefer ? Non ? C'était un tueur en série, un flic. Une figure d'autorité, de confiance. C'est comme ça qu'il chopait ses victimes. Il prenait en stop de jeunes femmes comme toi, seules, perdues, trempées, et il les amenait dans les bois. Il les pendait, juste assez pour s'amuser tu vois, pas pour les tuer tout de suite, puis il les saoulait, les torturait, et ensuite il les tuait. Tu sais ce qu'il faisait à leurs cadavres ? Eh, je te pose une question ! 
Elle secoue la tête, commence à pleurer en silence.
— Putain, mais t'es muette ou quoi ?
— Non.
— Non, quoi ?
— Non, je ne sais pas ce qu'il faisait à leurs cadavres.
— Bah tu vois, quand tu veux ! Alors, qu'est-ce que... Ah oui, Gérard. Eh ben Gérard... on peut dire qu'il vérifiait qu'elles avaient du talent, tu vois ce que je veux dire ?
Il éclate de rire, elle reste silencieuse. Chaque mètre passé est un mètre gagné.
— Qu'est-ce qui se passerait si je te faisais pareil ? 
Son ton est amical, presque curieux.
— Tu n'es pas majeure. Tu ne t'appelles pas Julia. Tu ne viens pas de Cincinnati. Est-ce que quelqu'un sait seulement que tu es partie ? 
La boule dans sa gorge l'empêche de répondre.
— Non, bien sûr que non. Je pourrais me garer sur une de ces aires de repos, tu sais, celle où chacun met un point d'honneur à s'occuper de ses affaires. Je pourrais t'assommer, par exemple, en explosant ta petite tête sur la boîte à gants. Je pourrais te traîner dans les bois, on penserait que tu es ivre, une pute éméchée ramassée quelque part sur la route, on voit ça tout le temps dans ce genre d'endroit. Et ensuite, qu'est-ce que je pourrais faire de toi, Julia ? Comment on pourrait s'amuser tous les deux après que je t'ai collé un bâillon dans la bouche pour que personne t'entende hurler ? Tu crois que je pourrais... exploiter ton talent, par exemple ? 
Elle fixe la route qui défile, hébétée. Elle voulait juste... juste fuir. Vivre mieux ailleurs. Être heureuse. Oublier.
— Mmh ? Qu'est-ce que tu penses de mon programme, Julia ? 
Sa gorge est desséchée, mais elle se force à parler.
— Je veux descendre.
— Quoi ? J'ai pas entendu.
— Je veux descendre. 
Il se penche vers elle.
— Et si je dis non ? 
Elle doit rester calme, affermir sa voix. Comme avec un chien, il ne doit pas voir sa peur. Elle pense à la mer, au soleil, à la superbe maison qu'elle se paiera quand elle sera devenue riche. Et au tueur qu'elle embauchera pour buter ce salopard.
— Je veux descendre. 
Il la fixe en silence quelques instants, puis donne un brusque coup de volant. Elle n'avait pas vu l'entrée de l'aire de repos dans l'obscurité. Instinctivement, elle plaque ses mains sur la boîte à gants pour parer le coup qui va venir. Il éclate de rire.
— J'ai pas dis que j'allais le faire, Julia, juste que je pourrais. 
Il se gare.
— Mais je pourrais aussi te laisser partir. 
Elle essaie de ne pas se précipiter vers la portière. Comme avec un chien, ne lui montre pas ta peur. Soudain, il lui saisit le poignet, elle se retourne prête à frapper, mais il se contente de lui enlever délicatement un bracelet en perles. Celui que Jenni lui a offert pour son dernier anniversaire. Elle veut lui reprendre, mais la poigne devient douloureuse.
— J'ai beaucoup aimé notre rencontre, Julia. Je ne veux pas t'oublier, tu comprends ? 
Il lui fait de plus en plus mal, elle se retient de grimacer. Mais elle finit par hocher la tête et sort de la voiture. Il lui adresse un dernier au revoir avant de démarrer.
— Au revoir, Julia, prends soin de toi. 
Elle court à la rambarde, vomit tripes et boyaux. Elle éclate en sanglots hystériques, s'effondre sur le sol détrempé et gratte au sang là où il l'a touchée.

Le soleil s'est levé, les premiers conducteurs repartent, lui jettent à peine un regard. Elle se dirige vers les toilettes, tête baissée et épaules rentrées. Elle se veut invisible. Elle éclate un miroir, en ramasse un gros éclat qu'elle emmaillote dans un de ses pulls. Puis elle se poste à la sortie de l'aire de repos. Et tend le pouce.

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