Joyeux quadrille

Regardez cette photo ! C’est le comité directeur de notre association sportive. Au milieu, notre présidente, noble et digne comme une reine. La grande blonde c’est Vanessa. La petite rondouillette c’est Simone. Celle avec un grand sourire c’est Dorothée. Et la petite brune à droite qui a du mal à garder la pose accroupie c’est moi. Moyenne d’âge soixante-huit ans. Ces femmes qui ne ressemblent en rien à une équipe sportive s’engageaient cependant il y a quelques années dans une certaine forme d’exploit.

Pour une fête de quartier dont le thème était les régions de France, notre association devait proposer différents types d’animations : il y aurait un tournoi de badminton, une démonstration de marche nordique dans les rues attenantes à la salle polyvalente et même une course en sac ouverte à tous. Mais notre présidente insistait pour que le bureau participe activement à cet évènement pour souder tous les membres de l’association et donner un bel exemple de notre dynamisme. Plus d’une fois les membres du bureau s’étaient fait remarquer par leurs prestations de qualité : des préparations culinaires, des panneaux de présentations, des décorations de salle mais jamais rien de très sportif. Nous étions les travailleuses de l’ombre, toujours très actives mais invisibles la plupart du temps. Même si nous permettions à une centaine de gens d’entretenir leur forme, de se muscler, se tonifier ou s’ébattre, le sport ça n’était pas notre tasse de thé. Nous mettions tout notre cœur et même notre âme dans tout ce que nous faisions mais notre corps n’avait jamais été directement sollicité. Et avec la meilleure volonté du monde, à quelle animation aurions-nous pu bien participer ? Nous ne jouions au ballon qu’avec nos petits-enfants et nous arrivions toutes essoufflées quand nous nous rendions à pied aux AG. Mais Dorothée se vantait d’avoir fait de la danse, d’avoir gardé le pied alerte et un bon sens du rythme. Elle contacta le professeur du groupe de fitness qui accepta de nous composer une petite chorégraphie. Il y eut beaucoup de réticences qu’il fallut surmonter mais nous décidâmes d’essayer de nous entraîner en douce pour faire la surprise à notre présidente.

Les répétitions commencèrent. Notre chorégraphie fut maintes fois agencée et simplifiée pour la rendre accessible tout en gardant de l’expression et du caractère. Il fallait absolument quelques jambes en l’air, pieds à la main et des demi-écarts même à plusieurs centimètres du sol. Simone faillit abandonner car le souffle lui manquait mais elle fut invitée à rejoindre le groupe de marche active une fois par semaine pour développer ses capacités pulmonaires. Puis vint la question des costumes, nous étions toutes enthousiastes à l’idée de les confectionner nous-mêmes. Là nous étions sûres d’être à la hauteur. Tous les weekends, notre salle de réunion se transforma en atelier couture où nos mains plus agiles que nos pieds s’affairaient au milieu des dentelles, des rubans et des froufrous. Oui je sais, nous étions loin des shorts et maillots de sport et ces costumes, si nous prenions plaisir à les créer, nous avions un peu peur de les porter. Vanessa n’aimait pas montrer ses jambes qu’elle jugeait trop maigres. Et Simone avait peur de ne pas rentrer dans le corset. Je les rassurai leur rappelant que nous participions à une fête sportive et pas une élection de miss. L’important était de bien danser. C’était là le problème. Ce fut des semaines d’assouplissements à la barre, de battements, de jetés, de relevés, de pas chassés et de ronds de jambes.

Lors de la fête où nous représentions la région Paris Île-de-France, toutes les associations se surpassèrent. Des médailles, des trophées et des coupes furent distribués. Puis vint notre tour en fin de journée. Dorothée avait perdu son sourire habituel et était bleue de froid d’avoir attendu dans le vent les épaules découvertes, Vanessa était blanche de frayeur à l’idée de montrer ses jambes et Simone était rouge comme une pivoine d’avoir commencé à s’échauffer trop tôt. En les voyant je pensais que nous étions en harmonie avec les couleurs de nos costumes. La régie lança la musique d’Offenbach et nous fîmes une entrée fracassante devant un public subjugué qui reconnut le french cancan dans toute sa folie canaille. Nous ne manquâmes ni de dynamisme ni de grâce. Nous nous amusions surtout follement et l’assistance se mit à scander nos pas et frapper dans les mains, tous emportés par le rythme endiablé. Je voyais la poitrine de Simone se gonfler et craignit qu’elle ne sorte de son corset étroit. Les bas de Vanessa vrillaient un peu sur ses jambes lors des sauts trépidants mais elle garda toute sa dignité. Des bravos fusèrent de partout. Le sport est un dépassement de soi et aussi un spectacle et ô combien nous étions en train de le prouver. A la fin, alors que nous étions en grand écart précaire à 50 cm du sol, un grand gâteau fut amené sur scène. Il était surmonté d’une Tour Eiffel en carton qui se mit à scintiller de mille feux.

Nous eûmes une ligne et une petite photo dans le journal local mais fîmes la une du magazine de notre association. Trop fières de notre performance et de notre succès, nous poursuivîmes notre entraînement sportif en participant régulièrement aux activités de l’association.