Jouer sans filet

Le facteur sonna à l’entrée.
- J’ai un paquet pour vous.
- Merci. Au revoir.
Fabien avait réexpédié le visiteur, distraitement salué à travers la porte entrebâillée. Il posa machinalement le colis sur la commode du vestibule, fonça au salon, se laissa tomber dans le creux du canapé, et débloqua la touche pause de la télécommande. La vidéo du match qu’il n’oublierait jamais, reprit son cours. La partie s’était déroulée il y a six mois.
Ouh ! Au vestiaire ! T’es nul ! Broco !
Les cris de désapprobation, assortis de sifflements stridents, descendaient de la tribune nord du stade Vélodrome, perçaient les tympans des joueurs, se répercutaient en écho jusqu’aux dernières travées de la tribune sud. Sur le terrain, Fabien, maillot numéro 1 sur le dos, baissa la tête. De dépit certes, mais pas seulement. Un sentiment de profond doute recommença à l’obséder.
Pour une fois, il n’invectiva pas les arrières de l’OM. Ses coéquipiers avaient réalisé un sans faute. Le gardien savait qu’il ne devait s’en prendre qu’à lui-même. Il avait commis une bourde, après avoir très mal analysé la situation de jeu.
Sa décision réflexe, prise en moins d’une demi-seconde, avait enclenché un processus catastrophique. Le portier avait choisi de se précipiter à l’orée des seize mètres, dans l’intention de se jeter dans les pieds de l’attaquant du PSG. Le numéro 10 adverse avait attendu que Fabien entame son plongeon sur le ballon. Puis, un petit crochet du droit lui avait ouvert le but, à quelques minutes de la fin du match. Et boum : 5-0. Trop facile ! Comme à l’entraînement.
L’OM n’avait pas connu une telle déconfiture depuis très longtemps. Et sur ce coup-là, on ne pouvait pas dire que la responsabilité était partagée. Fabien en portait onze onzièmes. Pas uniquement sur le cinquième but, mais sur tous les ballons qui avaient terminé leur course au fond des filets.
Fabien était pourtant un gardien confirmé. Talentueux, il était habituellement respecté par ses adversaires. Son irrégularité constituait la seule faille de son jeu. Les gens qui le connaissaient mal mettaient cette faiblesse sur le compte de l’inattention.
En réalité, Fabien souffrait d’une absence chronique d’assiduité à l’entraînement, à laquelle s’ajoutait un terrible manque de confiance en lui. Sur conseil de Rudi, son entraîneur, il avait tenté diverses thérapies, en particulier la sophrologie, afin de combler cette lacune. Sans succès. Sa carrière ne décollait pas.
Le match perdu 5-0 déclencha un cataclysme.
- Ecoute Fabien, cela ne peut plus continuer comme ça. Mon gars, on ne parle plus, là, de moments d’inattention, mais de défaillances graves. Je t’ai souvent dit que tu paierais un jour très cher ton attitude nonchalante à l’entraînement. Ce jour-là est arrivé.
- T’inquiète pas Rudi, je vais me racheter. Un match « sans », ça arrive aux meilleurs joueurs. Tu sais, j’ai des ennuis en ce moment avec ma femme. Je la soupçonne de me tromper avec le numéro 10 du PSG. Tu peux donc comprendre pourquoi j’avais la tête ailleurs, lors de cette partie. Crois-moi, je jouerai beaucoup mieux au prochain match.
Rudi, le front plissé de colère, fixa Fabien droit dans les yeux.
- Arrête ton baratin ! Tu es dans de sales draps. Je te donne une dernière chance de défendre ta place de gardien titulaire. A toi de la saisir. Tu dois radicalement changer d’attitude sur le terrain. Que proposes-tu ?
Fabien, qui avait secrètement douté face au PSG, comprit la gravité de la situation. Il ne se tirerait pas de ce mauvais pas, sans une profonde transformation de sa manière d’être, et de jouer. Une petite idée de solution miracle germa dans sa tête. C’était cependant prématuré de la jeter au visage de Rudi, fâché à mort. Cette proposition était si révolutionnaire, qu’elle aurait pu être irrémédiablement refusée par l’entraîneur, uniquement à cause de l’effet de surprise. Ce n’était pas le bon moment, décida Fabien.
- Laisse-moi 48 heures de réflexion. J’aurai alors un excellent projet à te soumettre, pour devenir le meilleur gardien du championnat, temporisa-t-il.
- Ok, mais ne trahis pas ma confiance. C’est ta toute dernière chance. Souviens-t-en !
Fabien se mit immédiatement au travail. Il constitua un petit dossier, lista une dizaine d’arguments, renforcés par des schémas de situations de jeu, puis mémorisa longuement sa présentation. Il dut répéter une vingtaine de fois certaines phrases, avant de parvenir à les prononcer sans bafouiller. Peu habitué aux performances intellectuelles, le joueur de l’OM dépensa ainsi davantage d’énergie dans cet exercice que la quantité fournie sur le terrain durant ses trois derniers matches.
Gonflé à bloc, le gardien invita Rudi au restaurant, dans le délai de 48 heures promis. Attablé en terrasse d’un trois étoiles, un verre de Sauternes à la main, l’entraîneur était en condition de tout entendre.
- Je sens en moi un instinct de buteur, confia Fabien. Je dois le brimer à chaque match. C’est d’ailleurs en oubliant de le contrôler que j’ai commis les plus grosses erreurs. Combien de fois ai-je pris un but parce qu’au lieu de rester sur ma ligne, je me suis précipité vers l’avant.
- Je ne vois pas où tu veux en venir.
- Simplement au fait qu’il faut me laisser développer ce sens du but, balle au pied.
- Je rêve ! Tu veux être en ligne d’attaque ?
- Pas vraiment. Je veux devenir un gardien qui marque des buts, et fait gagner l’équipe de cette manière.
- Tu es complètement cinglé ! On te demande d’empêcher l’adversaire de marquer, pas de marquer toi-même.
- Et si je peux faire les deux, ce serait parfait non ? Avec beaucoup d’entraînement et des exercices spécifiques, je m’en sens capable.
Rudi était abasourdi. Il se versa, à ras bord, un deuxième verre de Sauternes, puis le vida d’un trait. Fabien sentit qu’il avait réussi à faire passer la pilule. Les schémas tactiques colorés de sa présentation, étalés sur la nappe blanche, avaient produit leur effet.
- Ok. On essaie ça, admit Rudi. Mais si tu te plantes, je déchirerai ton contrat.
Fabien sauta de joie. Puis, il se rappela que le plus difficile restait à faire. S’entraîner dur quotidiennement, suer en salle sur un parcours spécifique conçu pour lui modeler une musculature d’attaquant. Le gardien faillit abandonner, tant étaient surhumains les efforts auxquels il se contraignait.
Mais, trois mois plus tard, il se sentit prêt.
Le match retour contre le PSG avait très mal commencé. Fabien avait déjà encaissé deux buts durant la première mi-temps. Rudi, hors de lui, voulut le remplacer.
- Je t’en supplie. Laisse-moi jouer jusqu’à la fin du match. C’est simple, tu n’as qu’à me faire tirer les balles arrêtées. Offre-moi cette dernière chance !
A contrecoeur, l’entraîneur accepta. De toute manière, le match semblait maintenant perdu.
Le numéro 10 du PSG faucha un arrière de l’OM dans les seize mètres. Penalty !
Fabien prit peu d’élan, feinta un tir à gauche, et plaça un puissant ras de terre du plat du pied. La balle frôla le poteau, loin du gardien pris à contre-pied. 2-1 pour le PSG.
Dix minutes plus tard, Fabien transforma un coup franc en logeant une superbe lucarne. 2-2. Puis, ce fut le tour d’une magnifique bicyclette réalisée de pied de maître, sur un corner. 3-2 pour l’OM.
Enfin, durant le temps additionnel, Fabien, avancé dans sa surface de réparation, expédia un très long ballon en cloche. Le gardien du PSG, impuissant, vit la balle lui passer au-dessus la tête. 4-2 pour l’OM. Le stade était en délire.
Fabien éteignit l’écran de télévision, encore sous le coup du match catastrophique, perdu 5-0, qu’il venait de visionner. Le gardien remarqua le paquet oublié, posé sur la commode du vestibule.
Il l’ouvrit, découvrit un maillot bleu portant le numéro 10, accompagné d’un diplôme et d’un message. « Honneur à vous. La Fédération française de football vous offre ce maillot, car vous êtes le seul gardien au monde à avoir marqué davantage de buts qu’encaissés durant un match ».