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José Tortigue qu'il s'appelle. C'est lui, là, à danser sur le tapis ocre de l'arène, la poussière voltige autour de lui, harmonieuse, à lui caresser la silhouette, il est en parfaite maîtrise, en totale maîtrise, il fait peut-être sombre ce soir, mais la lune l'éclaire mieux, plus que n'importe qui d'autre. José Tortigue. Le taureau tranche l'air, ses cornes s'acharnent, il se vide lentement de son énergie, il a tout donné mais personne n'a jamais touché une comète inaccessible.
La foule retient son souffle, personne n'ose respirer. On écarquille les yeux, on craint de cligner des paupières, de manquer les arabesques d'un homme en grâce. Son âme traîne au bout de sa muleta. Ses yeux scintillent, jamais personne n'a sacrifié une partie de son âme dans l'arène. José Tortigue se vide de son âme. Ses gestes sont fluides, il virevolte sur les grains de sable emmenés par les bourrasques de vent tiède.
Le taureau est à genou, il a perdu. José Tortigue se tient à trois, peut-être quatre mètres. Il tend l'estocade vers les étoiles. Le monde s'est arrêté de tourner, le monde regarde ici, le monde regarde ça, le monde regarde une performance dont on parlera encore. Une légende s'écrit, ici. Maintenant.
Je suis parmi la foule. Une douce chaleur m'inonde et mes doigts triturent une photo jaunie. Il reste quelques instants, les derniers d'un matador en grâce.
Ce taureau, je le connais. Ce taureau, c'est le mien. Mon élevage. Je passais des journées entières à les élever, les meilleurs taureaux, des taureaux fiers et courageux, francs et vaillants.
Il y a quelques mois, José Tortigue a appris qu'il allait combattre un de mes taureaux. Il avait le regard sombre, le visage taillé de marbre quand il a passé les barrières du domaine.
— José, je suis contente de te revoir, il faudrait qu'on parle...
Je me suis approchée.
Il a détourné les yeux, son corps fuyait. Ma main voulait le toucher, elle a caressé l'air. Il s'est adressé à mon père :
— Je suis venu voir le taureau, je viens toujours voir les taureaux, je les regarde dans les yeux et je viens leur annoncer la mort.
Quand il est rentré, je lui faisais face.
— Ça va durer combien de temps ton petit jeu José ?
Il s'est tourné vers mon père.
— Vous pourriez m'expliquer pourquoi cette femme me harcèle comme ça ?
Mon père a haussé les épaules et il l'a raccompagné. Puis il est revenu, les yeux vaguement tristes.
— Papa, comment il a réagi le taureau ?
— José m'a dit que le combat allait être exceptionnel. Le taureau a le potentiel. Il est déjà mort qu'il a dit.
Les semaines qui ont suivi, je les ai passées avec le taureau. Celui-là. Celui de José Tortigue. Les derniers préparatifs. Le peaufinage. Des journées entières de sueurs. De travail. D'acharnement.
Retour à l'arène.
José Tortigue se tient debout, le dos cambré. Il est grandiose, il est arrogant. Personne ne s'en offusque, il est un maître. Il est le maître.
Je caresse la photo. Elle a été prise devant les arènes de Madrid. Elle est jaunie mais on reconnaît encore mon sourire. On était beau. Lui surtout. C'était avant José Tortigue. On était jeunes. C'était avant. Il n'était pas en état de grâce. Pas encore. Plus pour longtemps.
Chaque pas résonne sur le sable doré, l'arène est silencieuse, prête à célébrer un héros. Son héros.
Il s'avance. Il regarde l'animal, au fond des yeux, dans une dernière arrogance voilée de concentration.
Et il hurle.
« La cabeza abejo cabron ! » Et il se projette vers l'avant, l'estocade tranchante.
Ça se passe toujours comme ça. Je le sais. Je le sais, depuis le temps. Triompher ne lui suffit pas, il faut humilier. Tout le monde attend la phrase, elle signifie la mort, elle annonce la fin du combat. Il la prononce chaque fois. Le spectacle est plus grandiose alors. L'arène est prête à exploser.
Le taureau relève brusquement la tête, l'estocade rebondit sur son crâne, lui frôle le cuir et il se dresse furieusement. La foule hurle. Une corne traverse l'abdomen de part en part.
Le héros a failli.
Ce n'est jamais bon les habitudes. Les habitudes, elles peuvent vous tuer.
Je me lève, l'arène pleure un héros, je descends les escaliers, je tourne le dos au spectacle, je déchire la photo. Je répète « La cabeza abejo cabron ». Je souris.
Le taureau aussi savait, il s'en est souvenu. Après des semaines d'entraînement. Il ne m'a pas trahie.
Le vent s'engouffre dans mes cheveux.
Et je m'enfonce dans la nuit tiède.
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