Jordan

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J'ai ce poids énorme sur le bout de la langue, cette terrible nouvelle dont je vais devoir choisir chaque mot pour la délivrer. J'ai tourné cette phrase dans ma tête tout au long des kilomètres entre mon bureau et les espérances simples d'une femme abîmée.
Je suis la réalité qui voudrait se murer, comme le secret inavouable d'un innocent que l'on prétend coupable.
Je suis « travailleuse sociale », l'ambulance sur laquelle on tire à vue, le corbillard des cadavres exquis qu'une société, aussi pudique qu'une putain, cache soigneusement dans ses placards.

Dossier n° xxxxx Madame Ducroix née Faucheux, Mathilde – Ducroix Jordan.
Vendredi 18 novembre. 19h00.
Visite au domicile.

Je sonne, elle m'ouvre.
Je regarde son sourire édenté, au milieu d'un visage bien trop vieux pour son âge. L'alcool, qu'elle ne boit plus depuis dix ans, a laissé l'empreinte de cette fête macabre sur sa pauvre figure dévastée. Il y a ce verre à moutarde, avec un Donald Duck grotesque, qu'elle remplit et vide constamment d'eau du robinet, cette boisson sans marque qu'elle avale comme s'il s'agissait d'un antidote à un poison violent. Une manie qu'ont tous les alcooliques repentis.
De quoi se repentent-ils ?
D'avoir voulu fuir un chagrin, une peur qui aurait tué n'importe qui ?
D'avoir eu ces amis buveurs du même malheur ? « Alcoolique repenti », quelle formule imbécile !
Elle a soigneusement préparé notre entrevue.
Je serre mon dossier sous le bras.
Elle m'a conviée à dîner.
Un rendez-vous du soir implique souvent de dire que, « non merci, on n'a pas faim », et que l'on doit « voir des choses » et que l'on n'aura pas le temps.
Mais ce soir, je n'ai pas trouvé la force de faire mon boulot, à la ligne, à la lettre près, je n'ai pas décliné son invitation.
Elle est debout, devant ses fourneaux. Quelque met odorant bouillonne dans une casserole cabossée.
Je ne peux m'empêcher de faire un rapide tour de table. Un peu comme s'il me fallait, pour mieux comprendre une toile de Maître, en examiner le cadre.
J'échafaude mentalement un improbable inventaire à la Prévert :
Sur une toile cirée dont les couleurs n'ont pas résisté aux milliers de coups d'éponge d'un nettoyage parfait, le couvert est soigneusement posé. Rien n'est assorti à quoi que ce soit. Les assiettes disparates, érodées par le temps n'ont plus de brillance, et il faut une solide imagination pour en deviner le décor. Les verres sont à pied, mais ne sont pas nés de la même verrerie. Les couverts font ce qu'ils peuvent pour briller encore. Je remarque que les dents de ma fourchette ne sont plus alignées. Je m'accroche toujours à ce genre de petits détails pour calmer mon angoisse. Entre mon verre et mon assiette, une petite cuillère en argent, tandis que celle de mon hôtesse est d'un vieil inox rayé. Tout est parfaitement à sa place dans la laideur ordinaire au logis des gens de peu, mais d'une propreté indiscutable.
Et puis il y a ce néon au plafond, qui crépite et rend à cette cuisine la tristesse que la pauvreté inspire.

J'ai un peu honte de mes rondeurs imposantes face à la silhouette de madame Ducroix, née Faucheux, fragile comme la fleur translucide de « monnaie du Pape », comme les bulles de savon d'antan d'un ancien enfant joueur.
Je m'applique à ne ressentir aucune pitié, parce que je sais que ce sentiment d'une supposée supériorité, lui ôterait sa dignité, la seule richesse des pauvres gens. Et de sa dignité, elle va en avoir besoin madame Ducroix Mathilde, née Faucheux...
Ai-je jamais dégusté un tel pot-au-feu ? Je suis confuse de ce bonheur qu'elle me donne avec tant de générosité. Mais je sais que mon plaisir est comme une légion d'honneur à son plastron. Madame Ducroix, née Faucheux, Chevalière du pot-au-feu.
— Madame Ducroix, il faut...
— Mathilde, app'lez-moi Mathilde, on s'connait bien, depuis l'temps, eh puis on peut s'tutoyer...
— Vous savez bien madame Ducroix, que je ne le peux pas. 
— Et pourquoi pas ?
— Mes fonctions me l'interdisent, je vous l'ai déjà expliqué.
— C'est idiot !
— Je le sais bien, mais...
Mais quoi ?
Que puis-je dire à madame Ducroix pour justifier de cette distance administrative parfaitement inhumaine, à cette femme que je vais achever de détruire dans quelques instants...
— Votre pot-au-feu est digne des grands chefs, madame Ducroix.
— Attendez mon p'tit, vous n'avez pas goûté à ma spécialité !
Elle joint le geste à la parole, et sort de son four une magnifique tarte aux pommes...
— J'ai pas mis d'canelle... J'me suis souvenue au dernier moment qu'un jour qu'on discutait, vous m'avez dit que vous n'aimez pas ça !
J'ai comme un double-nœud dans la gorge...
Nous sommes maintenant dans son salon, triste avec son living-room pas encore côté à l'argus du « vintage », et ce canapé recouvert de pur skaï garanti increvable...
Ma verveine est un peu chaude.
— Je peux fumer madame Ducroix ?
— Bien sûr mon p'tit !
« Mon p'tit »... J'ai cinq ans de plus qu'elle... Un mot d'une tendresse totalement gratuite, la marque d'une générosité jamais essoufflée envers un monde qui n'a pourtant jamais retenu ses coups, qui n'a jamais regardé la détresse que par le tout petit bout de sa lorgnette à bonnes éducations, bonnes notes, et bonnes tenues des dossiers de l'administration de la protection de l'enfance...
Elle tricote à une vitesse improbable pour qui n'aurait pas vingt doigts. Elle me surprend à la regarder.
— J'ai décidé de commencer la layette pour mon futur p'tit fils, ou ma future p'tite fille... On ne prend jamais assez d'avance avec ces choses-là !
Pour m'assurer une certaine contenance dans ce vide abyssal qui m'habite, j'avais en main la soucoupe, avec dessus la tasse de verveine trop chaude.
Je dois la poser en urgence avant que ma main ne la lâche.
— Mathilde, il faut que je vous dise...
— Pas la peine mon p'tit, je sais... Le directeur de Fresnes m'a téléphoné hier matin... Je sais pour Jordan... Vous en faites pas.
— Que vous a-t-il dit ?
— Qu'il est décédé... s'est suicidé.
Je ressens la plus grosse colère de ma carrière. Lundi, à la première heure, j'irai voir ce connard ! Comment avait-il osé annoncer une telle horreur par téléphone !
— Mais la layette... Mathilde, la layette...
À cette question ubuesque, je me sens d'une imbécillité crasse.
— Vous en faites pas mon p'tit, je la donnerai à ma voisine du d'ssous, elle attend un heureux événement. S'rait content mon Jordan...
De lourdes larmes impudiques brouillent ma vue, mon cœur, et toute mon humanité.
— C'est pas vot' faute mon p'tit... Ce gosse, c'est mon alcool qui l'a tué, je buvais, il épongeait... J'ai perdu mon gosse y a longtemps. J'l'aimais, oh que oui, mais tellement mal, il ne méritait pas ça... Personne ne mérite ça d'ailleurs. Arrêtez de pleurer mon p'tit... L'aurait jamais tenu trois ans là-d‘dans... S'est évadé comme i' pouvait. Plus personne pourra l'faire souffrir maint'nant mon gamin. Même pas sa mère...
J'ai fini par boire ma verveine froide.
Nous avons passé toute la nuit à parler de Jordan, à regarder de vieilles photos d'école.
Ce gosse avait un regard tellement empli de bonté et d'intelligence. Un sourire pâle...
Et puis, Mathilde a fermé les albums.
Nous nous sommes serrées dans les bras.

Dans le cocon de ma voiture j'ai repensé à mon dossier n° xxx, Ducroix née Faucheux Mathilde... Jordan. Jamais je ne le classerai dans le placard propret de la bonne société.

***

Lundi matin, 8h30, prison de Fresnes, bureau du directeur.
Jamais je n'ai mis une telle gifle, à quiconque.

Lundi matin, 10h15, bureau de ma directrice.
Je lui remets ma démission.
— Mais... mon p'tit...
— Ne m'appelez pas comme ça, je ne vous y autorise pas madame.

Lundi matin, 11h45, Mathilde m'attend avec une petite valise.
— On y va mon p'tit ?
— Oui Mathilde, on y va.
Et même si ça peut sembler d'eau de rose noyé, ça fait maintenant neuf ans que nous roulons de villes en campagnes, à la rencontre des gamins qui en ont besoin. « Jordan, Câlins et Compagnie ». 

Patientez les gosses, on arrive.

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