Je viens d’un oubli

Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié. J'ouvre les yeux pour la première fois. Une lumière vive me traverse. Mais ce n'est pas elle qui me frappe. C'est ce cri — brutal, instinctif — sorti de ma bouche comme un secret trop longtemps retenu.
 

Je suis tout petit, couvert de sang. Autour de moi, des géants se penchent. Leurs regards me font peur. Leurs mains me saisissent, me nettoient, me forment. Je découvre mes doigts, mes membres, mon corps. Était-il là avant ? Je ne sais pas. Tout semble neuf. Étrange. Inquiétant.
 

Suis-je tombé ? Exilé ? Envoyé ici ? Suis-je puni ?
J'essaie de me rappeler, mais mes pensées tombent dans un gouffre.
 

Peut-être viens-je d'un monde silencieux. D'un rêve. Ou de l'oubli.
Peut-être ai-je existé ailleurs, avant tout ça. Mais ici, maintenant, une main me tient. Une voix m'appelle. Je ne suis plus seul. Et je comprends : je viens de naître.
 

Je tremble. Ce corps me serre. Il n'est pas encore mien. Trop étroit. Trop lourd.
Des bras m'enveloppent. Une voix douce murmure :
 

— Mon fils... mon garçon...
 

Je veux répondre, poser des questions. Mais seul un gémissement m'échappe.
Alors je me tais, et j'écoute.
 

Quelqu'un dit que je suis né en Guinée. À l'aube. Un vendredi de pluie. Une sage-femme me frotte le dos avec une tisane chaude. Dans un coin, un homme prie, les traits tirés par la fatigue. Mon père.
 

Mais je ne ressens rien. Ni chaleur, ni lien.
Ils parlent de moi. Mais je ne me souviens ni d'eux... ni de moi.
 

Je tourne la tête vers la femme — ma mère ? — et je murmure :
 

— Tu me connais... et moi, je ne sais même pas qui je suis.
 

Elle me regarde longuement, troublée. Puis, la voix tremblante :
 

— Tu t'appelles Mamadou. Mais ce n'est pas qu'un nom. C'est ce que tu es.
 

— C'est ce que je suis ? Ou ce que vous voulez que je sois ?
 

— Ce nom t'appartient. Il vient de tes grands-pères. Il porte ton origine.
Nous ne te l'imposons pas. Ce nom, c'est toi.
 

Je baisse les yeux. Un vide s'ouvre en moi.
Comme un trou noir, profond, brûlant.
Quelque chose me manque. Un lieu, une vérité. Et soudain, une voix me traverse. Ancienne, familière :
 

« On t'a tout enlevé avant ta venue. Même le souvenir de ce que tu étais. »
 

Je ne sais pas si j'ai rêvé. Mais ces mots résonnent en moi. Comme une évidence.
 

Plus tard, quand tout s'est apaisé, alors que la nuit recouvre la pièce, j'entends encore cette voix. Pas de l'extérieur. Elle est en moi, mais plus vaste que moi.
 

— Pourquoi m'as-tu fait venir ici ? Pourquoi m'avoir effacé ? demandai-je.
 

— Parce que tu dois choisir.
 

— Choisir quoi ?
 

— Qui tu deviendras. Et ce que tu choisiras de porter de ce monde.
 

Je me débats intérieurement :
 

— Et mes souvenirs ? Ma mémoire ? Mes racines ?
 

— Les souvenirs peuvent être des chaînes.
Tu es venu libre.
 

— Mais... si je suis libre, pourquoi ce vide me fait-il si mal ?
 

Silence. Puis :
 

— Parce que l'oubli est une blessure. Et c'est en la guérissant... que tu te trouveras.
 

Je reste muet. Cette nuit-là, je comprends : je nais une seconde fois.
Pas du corps. Mais du doute.
Et ma vie ne sera pas une suite imposée,
mais une quête, une reconstruction.
 

La voix reprend, plus solennelle :
 

— Oui, tu viens d'un oubli. Mais cet oubli n'est pas une perte. C'est un passage. Un commencement voilé. Je suis le Gardien de la Mémoire, celui qui veille sur ce que tu étais, avant la lumière, avant le cri.
Ton être dépasse ce corps, ce nom.
 

Je fronce les sourcils, l'esprit en feu :
 

— Alors... j'existais avant ? Avant cette lumière ? Ce cri ? J'étais où ? Qui étais-je ?
 

— Tu étais. Un souffle ancien dans l'immensité du temps. Un rêve avant la forme. Un murmure dans l'éternité.
Tu as choisi de venir ici, dans ce monde de lumière et d'ombres, pour aimer, apprendre, devenir ce que tu es destiné à être.
 

Je rouvre les yeux à moitié :
 

— Mais pourquoi ce vide ?
Pourquoi cette impression d'être perdu dès ma naissance ?
 

— Parce que l'identité ne s'hérite pas. Elle ne s'offre pas toute faite. Elle se cherche, se façonne, se révèle. Tu es une énigme vivante. Un mystère à explorer. Ton nom, ton histoire, ta voix... tu devras les créer.
 

Une larme me traverse. Je murmure :
 

— Alors... je viens d'un oubli, mais je ne suis pas perdu. Je suis venu pour me trouver.
 

— Exactement. dit la voix.
 

Puis elle s'efface.
Le blanc de la pièce devient doux, vivant.
Je pleure. Mais ce cri n'est plus celui de la peur. C'est un cri de naissance consciente.
 

Tout le monde s'en va. La sage-femme. Ma mère. Mon père. Je reste seul. Face à mes souvenirs absents.
 

Soudain...
 

Un autre bébé vient de naître.
Dans la pièce voisine, ses premiers cris retentissent. Il ouvre les yeux, confus.
Et d'une voix faible, il dit :
 

— Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
 

Je le regarde. Maintenant, un peu plus grand. Une lumière douce habite son regard. Quelque chose en lui sait déjà.
 

À voix basse, je murmure :
 

— Ce n'est pas un oubli seul...
C'est un cycle. Un mystère que nous partageons. Nous venons tous d'un oubli...
Pour apprendre à devenir... nous-mêmes.
 

Peut-être que j'ai existé avant. Que j'ai aussi été, un jour, l'un de ces géants. Que j'ai vécu dans un monde d'ailleurs. Mais, qu'un jour, il a fallu que je m'éteigne de mes souvenirs et apparaître sous une nouvelle enveloppe, une autre identité, un autre monde, la mémoire vide.
 

Il se peut aussi que c'est ma première apparition. Je ne me rappelle quand même pas d'une précédente existence. Je me souviens quand même que je flottais. Puis, ça poussait lentement. Ensuite, fort. Très fort. Une main m'accueilli, un lien fut coupé. Ainsi sorti mon premier cris. Mais... était-il le premier ? Je ne sais pas. 
 

Depuis ma pièce, j'entends la même voix qui me parlait. Elle est juste à côté. Dans la salle du bébé qui vient de naître. Les mots se répètent. Les mêmes questions se posent. Alors, j'ai compris que j'étais encore né. Mais cette fois, pas du corps, pas du doute. J'étais né de la conscience. 
 

Peu importe qui j'ai été avant, si vraiment j'existais, je dois accepter qui je deviendrai prochainement. Je dois me reconstruire, me chercher, former mon identité et ma mémoire. 
 

Alors, il est certes vrai que je ne peux pas raconter d'où je viens. Parce que j'ai tout oublié. Mais, je serai. 
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