Je ne crierai pas

Il y a 1 an, j'ai été finaliste du ''Prix des Jeunes Écritures'' organisé par l'AUF, RFI et Short Édition.
Par un grand hasard, j'ai retrouvé la Nouvelle que j'avais écrite à l'occasion.
Je vous souhaite une bonne lecture !
#Démocratisons_Le_Bonheur

TITRE : JE NE CRIERAI PAS

Toute histoire commence un jour, quelque part... Mais pas tout le temps. Les miennes commencent dans l'abstrus, la nuit.

Cette nuit encore, comme à la première, il m'en a refait la promesse :

- Je te briserai les os.

N’étant plus affectée par la peur, je suis restée de marbre devant ses menaces. Avoir peur, c'est lutter. Moi, j'ai cessé tout combat.

J'ai bien évolué en ce sens. Il y a un an, quand il traversait le crépuscule, traînant sa masse chiffonneuse pour introduire l'orage chez moi, la peur créait un terrible séisme dans l'espace de mon corps. Il arrivait à peine au seuil de la maison que l’effroi montait en moi.
Il entrait sans taper. C'est un roi. Un roi ne toque pas. Son haleine défonçait la porte de ma chambre. Je donnais le change en feignant de dormir. À mon chevet, un cachet d'aspirine et un moignon de sérénité.

- Tu fais la morte, me démasquait-il de sa voix de serpent.

Puis, il arrachait ma couverture. Tempête d'insultes - c'est sa façon de m'intimider. Je fermais les yeux.

- Satané corbeau, maugréait-il.

Le lit grinçait sous son poids. Son souffle caressait mon oreille. Il me murmurait, pervers :

- Tes seins, je les aime.

Il se levait ensuite et refermait la porte. La paix prenait la fenêtre. La chambre s'emmêlait. La seconde d'après, nous nous battions. Que dis-je ? Il me battait. Je ne criais pas. J’encaissais. J’attendais qu'une autre histoire commence, un autre jour, autre part, au paradis...

Depuis cet épisode, j'ai cessé de me battre.
Marrie par les sanglots, feu dans ma glotte, épuisée par mes propres jérémiades malaisantes, desespérées de mes lettres de prières à l'adresse du ciel qui, hélas, ne percent pas même le plafond de ma chambre.
Je ne pleure plus. Quand je pleure, Nidji, ma fille, se met, à son tour, à pleurer dans son lit. Alors, chaque nuit, j'écarquille des yeux tuméfiés, d'un blanc cireux où rien ne se lit. Puis je les referme. Cependant, je ne dors pas. J’attends. La prochaine fois. La prochaine tension. La prochaine volée de coups. La prochaine morsure.

Deux ans que cela dure.
Chaque fois, quand il finit sa sale besogne, il s'en va comme on quitte une maison close ; le torse bombé. Il me laisse sur le carrelage maculé de grenat. Nue. Quelques fois, il m'abandonne devant le miroir de la douche, tout brisé et constellé de mon sang. En partant, il ne referme même pas la porte de la chambre. Mes voisins qui passent par là, s'arrêtent un instant, me jaugent puis détournent aussitôt leurs regards. Pourquoi ne daignent-ils pas me parler ? Peut-être ont-ils si pitié qu'ils ne supportent pas mon regard ? Je les comprends. Peut-être que j'aurais agi mêmement.
Je me sens seule. Autrefois, c'était Nidji, ma fleur d'arc-en-ciel, qui consolait mes peines. Elle m’observait, pleine de commisération, à travers l'entrebâillement de la porte. Lorsque je l'apercevais, je lui tendais une main fébrile, l'invitant à me rejoindre. Elle s'approchait, se jetait dans mes bras couverts de bleus, les réchauffait. Elle m’embrassait. Je pleurais. Ses petites mains essuyaient mes larmes.

- Tout va bien aller, maman, me rassurait-elle. Tu verras quand je serai grande, je t'emmènerai chez le médecin.

Elle s'endormait ensuite sur ma poitrine. Les battements de mon cœur lui chantaient une bien mélancolique berceuse.

Suite à ce qui lui est arrivé l'année dernière, elle ne vient plus me réconforter. Elle ne peut pas. C'est moi qui vais vers elle. Je la regarde dormir. Rien ne trouble son visage ovale. Elle respire, mais on dirait qu'elle n'est plus de ce monde.

Je me demande souvent ce que je deviendrai sans Nidji, ma fleur d'arc-en-ciel. Mon unique amie. Mon monde. Tous les soirs, je vais au lit, recouverte de l'amour qu'elle charrie. Je me couche avec la fraîcheur de ses bisous sur mes épaules, espérant que ses sourires accompagnent mes rêves.

Il m'arrivait de rêver. Du temps où j'étais encore heureuse. Je rêvais de vivre. Du temps où les hommes soupiraient au parfum de ma présence. Cette époque est bien lointaine. À présent, je n'ai droit, tout au plus, qu'à des regards réprobateurs :

- C’est elle.
- La voici.
- Elle a dépéri, la pauvre !

Le mal qui m'habite fait de moi une étrangère dans mon propre monde.

Tout a basculé il y a sept cent soixante quinze jours lorsque quand j'ai fait sa rencontre.

Aux premiers jours de notre relation, il ne faisait pas de vague. C'était à peine si j'entendais sa respiration. Il était tendre et je ne soupçonnais pas qu'il pouvait porter en lui autant de barbarie.
Jusqu'à ce fameux soir où il eut la bonne idée de traverser le crépuscule, de traîner sa masse chiffonneuse et de me battre pour la toute première fois.

Laissée pour morte, c'est à l'hôpital que je m'étais réveillée.

Sur le mur de couleur grise en face de la salle de soin, trônait un imposant miroir.

- Quelle idée d'accrocher un miroir dans un hôpital, ironisai-je !

De mon lit, j'arrivais à me mirer dans cette glace. Je n'étais qu'un reflet de beauté, une loque humaine.

J'étais abandonnée aux bons soins des médecins durant trois semaines. De mes meurtrissures, je renaissais peu à peu. Pendant temps, mon bourreau était parti je ne sais où. Il avait eu le culot de me rendre visite une ou deux fois à l'hôpital, mais il avait vite été neutralisé par les docteurs et chassé.
Durant ce séjour hospitalier, les médecins s'étaient montrés bienveillants et m'ont donner plusieurs astuces pour que j'assure ma défense la prochaine fois..

J'étais prête à sortir.
Quand je suis rentrée, je le trouvais affalé sur le canapé. L'atmosphère était devenu moins tendu. L'air plus respirable.

Dans la journée, il disparaissait. Et la nuit, il dormait dans le salon.

J'étais alors en rémission.
Au bout d'un an, j'avais recommencé à m'aimer. Je revivais.
Je ne le voyais presque plus.

Un certain soir, pour tâter mon pouls, il m'avait susurré :

- J'aime encore tes seins.

Sans qu'il n'y prenne garde, je lui fis résolument face. Je l’affrontai. Le décoiffai. Je menai le combat de David contre Goliath. Lorsqu'il voulut m'embrasser, je me rebiffai, le giflai, arrachai ses sales pattes de mon corps meurtri. Je l’avais même piétiné, comme la vermine qu'il était.

Vaincu et honteux, il s'était docilement retiré.

Glorieuse, j'accrochai un miroir dans mon salon. Je me regardais souvent. Je condescendais enfin à profiter de la vie, de ses menus plaisirs, de ma fille que je berçais, couvais, écoutais et conseillais, inlassablement.

La vermine était loin...loin de ma vie. N'eussent été les sérénades qu'il venait m’offrir de temps en temps, je ne me serais guère souvenue de lui.
Mais, il était coriace. Il se mit à composer des poèmes, à entonner à mon nom les plus romantiques ariettes, à jurer sur ses jours, sur ses heures, sur ses montres et leurs cadrans, de m’être, dorénavant, plus doux qu'une brise.

Par une nuit grisâtre, à bout d’inspiration, il me susurra qu’il n’aimait plus mes seins. Il voulait juste être proche de mes os.

Rassurée par les volutes de ma dernière victoire, je croyais le temps de ma vulnérabilité révolu. Je baissai mes gardes.
Le sort me tendit un sournois guet-apens et par son desastre, me frappa en plein cœur. Nidji ma fille s'affala soudainement par un après-midi venteux. Elle ne se releva plus. Elle tomba dans un silence que mêmes mes sanglots n'ont pas su briser.
Je lui chantonne :

- << Souris, ma fille !
Réponds à ta mère
Dont l'Océan
Est jaloux
De l'abondance des larmes. >>

Elle n'a plus jamais souri. Elle respire, mais elle n'est plus vivante.
L'étau de la solitude se resserra davantage autour de moi. Les voisins passaient devant ma chambre, mais j'avais fini par comprendre. En fait, ce n'était pas par pitié ; ils étaient juste indifférents.

En cette sombre période, le monstre, rancunier et honteux d'avoir perdu la face lors de notre dernier affrontement, mûrissait sa vengeance. Il choisit cette période sombre de ma vie et, par un soir de profonde affliction, m’attaqua dans le dos.
Il me lacèra, m’éviscéra. Comment avais-je osé le défier, lui, le grand vainqueur ? Comment avais-je osé me rebeller, le gifler, le décoiffer ? C’était lui David. C’était moi, Goliath.
Il s'en pris à mes os. Les brisa. Il avait tenu sa promesse.

Lasse, j'avais arrêté de me débattre. J'espérais, dans le secret de mon cœur, qu'il me tuât.

Je retrouvai alors le cercle hospitalier, ainsi que le grand miroir accroché au mur. Je ne les quitterai plus.
Durant six mois, je me rendais toutes les trois semaines à l'hôpital afin de suivre mon traitement. Quand je revenais dans ma chambre, il me battait et m’arrachait les cheveux. Les voisins ne m’entendaient plus crier... Cela soulageait bien leur conscience.

Aujourd'hui, tout espoir de guérison s'est envolé. Mon corps n’est plus qu’une coquille vide.
Tant que cette vermine occupera une place dans ma vie, mon dernier souffle ne sera jamais qu’une question d’heures. Je ne dors plus... Je compte les secondes.

Demain encore, il me rendra visite, me fera souffrir, me tuera à petit feu. Mais, je ne me battrai plus. Il rongera mes os de la même manière qu'il m'avait déjà rongé les seins. Mais je ne crierai pas. Je ne crierai plus. Crier ? À quoi bon ? Se battre alors que j'ai déjà perdu ? À quoi bon ? Un mari aurait peut-être eu pitié de moi, mais pas cette maladie : le cancer m'emportera.

AL_FÀRUQ