Je n’ai rien oublié

« Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié. »
Enfin, c'est ce que je croyais.
Mais les souvenirs s'accrochent. Ils collent à la peau comme la boue sur mes chaussures d'enfant. Ils reviennent, chaque nuit, dans le silence qui précède le sommeil. Une maison de tôles, vingt-neuf pas de long, dix de large. Six êtres vivants qui se frôlent, qui s'étouffent parfois. Une pluie qui ne pardonne pas, qui traverse les toits comme une malédiction.
Les gouttes tombaient dans les seaux qu'on alignait avec espoir. On dormait en zigzag, pour éviter l'eau, pour éviter les pieds des autres. Et chaque matin, je partais. Une heure et demie à marcher à travers le vide, les terrains vagues, les chiens errants, le vent. L'école était loin, mais pas plus que l'idée que ma vie pourrait changer.
J'arrivais souvent mouillée, les pieds glacés, les habits tachés. Certains camarades se moquaient, d'autres détournaient le regard. Mais j'étais là. Toujours là. À réciter, à écrire, à me battre contre l'invisibilité.
Devant notre baraque passait un torrent immonde, un ruisseau de déchets et de douleurs. Il puait l'abandon. L'usine d'à côté nous traitait comme un dépotoir. Et nous, on vivait. Comme on pouvait.
Puis vint le Mondial. Pas celui des rêves, celui des bulldozers. Un matin, le métal s'est mis à crier. Nos maisons tombaient une à une. Nos souvenirs aussi. On nous a dit : « Vous serez relogés. »
Deux ans de rien. Deux ans de tentes, de squats, de regards pleins de pitié ou de peur. Deux ans où j'ai appris à pleurer sans bruit.
Et puis un jour, on nous a donné les clés d'un nouvel endroit. Cinquante mètres carrés. J'ai regardé les murs blancs, les fenêtres closes. On avait un toit. Mais ce toit avait un prix. Un loyer qu'on ne choisissait pas. Une dette qu'on n'avait pas voulue.
Ma mère a continué à porter la famille sur ses épaules, comme un roc silencieux. Mon père, lui, n'a jamais vraiment trouvé sa place.
Moi, j'ai continué.
À lire sous la lumière d'une bougie quand l'électricité était coupée.
À réviser pendant que les autres dormaient.
À rêver d'un diplôme accroché à un mur qui ne fuit pas.
Aujourd'hui, il ne me reste qu'un an. Un an pour décrocher ce diplôme que personne ne pensait que j'oserais viser.
Un an pour transformer ma colère en lumière. Ma douleur en force. Mon passé en tremplin.
Et ce jour-là, je raconterai tout.
D'où je viens.
Pourquoi j'ai résisté.
Parce que je n'ai rien oublié.
Parce que je suis faite de mémoire.
Et surtout...
Parce que je suis encore là.
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