Je me suis gagnée...

Tout ça a commencé le samedi 24 octobre 1964, il y a si longtemps.

Où ? À Toulon, plus précisément sur le tartan refait à neuf du stade Jauréguibérry. Ce jour-là j'ai 5 ans, précisément, et chez nous c'est l'âge auquel on met le pied à l'étrier du sport.

Maman est une ex championne de natation, trop occupée à choyer les 4 enfants de la fratrie. Papa lui, a le temps, il amène de quoi faire chauffer la marmite, et du coup il continue de se livrer à son unique passion, le sport.

Comme à chaque fois que nous montons dans le Citroën Tube, nous avons préféré nous asseoir à même le sol de la caisse avec mes deux grandes sœurs. Thierry n'a que 3 ans, alors il reste collé aux basques de maman qu'il ne supporte pas de ne plus voir, ne serait-ce qu'une seconde.

Il fait encore bon en ce début d'automne, mais je ne suis pas sûre que j'aurais eu froid avec cette tenue de sport toute neuve que mes parents ont achetée pour l'occasion.

Bouteilles d'eau et serviettes déposées dans les gradins nous rejoignons la piste. J'ai l'impression de rentrer dans l'arène, je ne sais pas ce que cela signifie mais mes aînées l'ont dit. Elles n'ont pas l'air très contentes, profitant que papa a le dos tourné pour faire des grimaces, les mêmes qu'elles font lorsque maman prépare des cervelles pour le déjeuner.

Papa donne ses consignes, j'écoute. Il me dit de ne pas forcer, alors que je ne connais qu'une seule et unique allure lorsque je cours : très très vite ! Sinon je ne rattraperais jamais les garçons de la cité dans nos jeux de « chat perché » !

Nos 4 paires de pieds sont parfaitement alignées sur la ligne blanche du départ. Papa s'en assure, on ne triche pas chez les Brunel ! Compte à rebours, 5, 4, 3, 2, 1 top !

Papa mène la danse, finalement il n'est pas si fort que je le pensais, j'arrive à le suivre... Il m'a dit « 2 tours, pas plus Martine ! », du coup j'ai peur de m'ennuyer en attendant que mes deux grandes sœurs finissent leurs 5 tours, et papa ses 20 !

400 mètres, déjà ! Sauf qu'une drôle de sensation vient appuyer sur mon flanc droit. Ça devient vite si douloureux que papa ralentit, me ralentit et me demande d'expirer. Il voit bien que je ne sais pas, alors il me montre en forçant le trait. Je l'imite et ce premier point de côté passe, rapidement. Je suis tellement bien que je désobéi, et je fais un troisième tour. On ne désobéit pas chez nous, mais papa ne me gronde pas, au contraire il me récompense d'un rare « c'est bien ma fille ! ».

Les années passent, j'en suis arrivée au droit suprême de faire le nombre de tours que je veux. Progressivement papa n'est plus une cible lointaine mais quelqu'un que je peux dépasser. Je ne l'ai fait qu'une fois. Mais je l'ai vu tellement peiné que je n'ai plus recommencé. À quoi ça sert de faire de la peine, surtout à son père ?

Ça fait déjà quelques années qu'en plus du stade le samedi la famille s'est mise au vélo. Les grandes ont quitté la maison, enfin ont-elles dit haut et fort profitant que papa était au travail. Thierry a grandi, seul garçon de la famille il a accès à la salle de musculation que papa a aménagée dans le garage. Le petit mou est devenu un véritable athlète, et à chacune de nos randonnées il ne me ménage pas. Plus lourd que moi, il n'aime pas que je suce sa roue dans les côtes, encore moins lorsque je le plante sur place juste avant le sommet. Je le taquine, il me traite de « garce » affectueusement, et se venge sur le plat où ses cuisses puissantes le propulse à des vitesses que je ne saurais atteindre.

17 ans, mon 4 vitesses Peugeot avec garde-boue et lumière couine de plus en plus. Pas de bricoleurs à la maison alors retour chez le vendeur : M. Chardonnet. Nous y allons rarement, j'adore l'odeur de pneus, et les photos affichées dans l'échoppe de cet ancien professionnel mais aussi de sa fille, internationale des courses de haie.

- Bonjour Lulu, qu'est-ce que je peux faire pour toi ?
- Bonjour Henri, une grosse révision pour le vélo de ma fille s'il te plaît !
- C' est ta fille ?
- Affirmatif !
- Elle est tanquée dis moi. Elle s'en sort ?
- Disons que je ne suis pas un champion, mais elle me bat à plate couture, et fout des branlées à son frère dans les côtes.

Monsieur Chardonnet sourit, puis s'adresse à moi.

- Ça te dirait une sortie avec mes filles ? T'inquiète pas, elles iront doucement.

Je n'hésite pas longtemps, j'accepte, et puis même si je ne le lui dis pas, qu'elles aillent doucement ou non je m'en fiche.

La sortie est prévue pour le dimanche suivant. J'arrive avec 20 minutes d'avance, j'ai dû me tromper car j'ai l'impression d'être au départ d'une véritable course cycliste. J'sais pas où je vais mais ces filles ont des tenues comme à la télé, et des vélos qui doivent coûter une fortune avec des plateaux plus qu'il n'en faut.

Monsieur Chardonnet est là. Il m'accueille gentiment, m'explique le tour que nous allons faire et me demande de lui coller à la roue. J'ai salué la dizaine de filles qui sont là, et j'ai bien remarqué celle qui sort du lot. Tout le monde lui fait des ronds de jambe, et en plus elle a répondu à mon bonjour d'un air hautain. Je ne vous parle même pas du sourire moqueur qu'elle a eue en regardant mon vieux vélo fraîchement révisé.

Du coup je me fiche de la roue de monsieur Chardonnet. On part tranquille et je n'ai qu'un point de mire, le vélo de la « pédante » ! Les dérailleurs cliquètent au rythme des faux plats et rares côtes que nous rencontrons. Mais rien n'y fait, mon point de mire, l'arrogante est toujours là, juste devant moi, alors que bon nombre de participantes sont déjà loin derrière.

Je ne sais pas pourquoi mais monsieur Chardonnet me regarde bizarrement. Pas méchamment, oh non, mais il a l'air surpris. Ça se voit que c'est un ancien champion car il nous suit et me donne l'impression de se balader.

Après presque 3 heures, nous revenons vers Toulon. Les gorges d'Ollioules nous permettent de dérouler, et l'avenue du XV ème corps s'offre enfin à notre vue. Ma cible accélère, moi aussi. Elle décide d'une danseuse, prête au sprint que j'ai anticipé.

Les deux autres filles qui suivaient encore sont larguées, et dans un ultime effort de ma part la princesse de la petite reine aussi. Je passe devant la porte du magasin de monsieur Chardonnet en premier.

Mon cœur, bat la chamade. Je fais demi tour, et je retrouve le groupe. Tiens la pimbêche pleure et a envoyé valdinguer son vélo sur le trottoir.

Monsieur Chardonnet vient vers moi.

- Chapeau Martine ! Tu veux pas rejoindre notre équipe, je te fournis le vélo, les tenues...
- Vous êtes gentil monsieur. J'ai bien aimé cette sortie mais ça n'est pas pour moi.
- Tu sais qui est la petite que tu as battue ?
- Non !
- La championne de Provence junior, et tu l'as battue quoi !
- C'est pas ça l'important monsieur Chardonnet !
- Ah bon, et c'est quoi pour toi l'important ?
- Je me suis gagnée...