Le ciel était blanc, presque bleuté par la pollution. Les grues rouges et jaunes dessinaient sur le ciel des grandes âmes figées, glacées par le froid, la pluie et le vent.
Camille leva la tête de son bureau et observa quelques instants ces grandes dames, immenses, prêtes à construire sa ville. Infaillibles, elles tenaient bon, portant le poids des matières et des hommes sans s’effondrer.
Elle pensa à sa mère, impassible, qui lui avait dit, des années plus tôt : enterre le problème avant qu’il ne t’enterre.
Alors elle y songeait, parfois, quand la voix en elle se faisait plus forte, plus grande.
Plus jeune, elle avait été entourée d’amies qui dansaient, et elle les avait admirées. Il y avait aussi ces réunions de famille où les meilleurs danseurs donnaient à l’audience des cascades de rires et de joie, dans leur prouesse physique.
Elle, ne dansait que seule, enfermée dans sa chambre. Elle était morte de honte à l’idée de s’exposer.
Cela faisait plus d’un an et demi maintenant, qu’elle n’avait pas eu le courage de retourner à son cours de danse.
C’était particulier, cet arrêt. Elle l’avait vécu comme la mort de son potentiel, la mort de son innocence.
Si le corps faillit, face à l’autre, que reste-t-il de notre puissance ?
Elle, qui avait été élevée à se montrer forte et fière, s’était surprise à trembler dans sa danse.
Ses jambes ne tenaient plus, elles s’agitaient, comme le dos d’un chien apeuré et frigorifié. Instinctivement, ses cuisses tremblaient.
Elle s’était repassée la scène en se demandant si le plus difficile avait été le regard de ses camarades sur elle, ou le langage rebelle de son corps, qui ne la respectait plus.
Ce corps était devenu un traitre, devenu un autre qu’elle. C’était comme s’il allait rejoindre l’altérité : elle n’était plus tout à fait elle-même puisque ce corps, était un autre qui ne lui obéissait pas. D’allié à ennemi. Il s’amusait à la recouvrir de honte.
Allongée au sol, elle avait eu peur que les exercices de lever de jambes soient encore plus effrayants. Et ce fut le cas : les jambes levées, l’ensemble du tronc de Camille s’était mis à danser.
Sans qu’elle le veuille et le comprenne, elle n’arrivait plus à stopper ce mouvement qui s’imposait à elle.
Elle avait demandé à sortir du cours, et s’était réfugiée aux toilettes. Elle s’était mise plusieurs baffes de suite, en s’ordonnant de ne pas s’abandonner à cette fragilité, en se demandant de ne pas s’enterrer dans les tréfonds de la honte et de l’incapacité. L’innocence se dérobait sous ses pas.
Reprenant le cours, elle avait de nouveau observé la même incapacité. Alors c’était ça ? La fin de ses espoirs, pour elle, à elle, à tout jamais.
Elle avait voulu fuir, partir, mais la professeur, sage et patiente, lui avait demandé de rester assise et d’attendre.
Camille se sentait étouffée. Elle faisait du mieux qu’elle pouvait, mais elle savait bien qu’elle n’arriverait pas à reprendre.
Elle avait déjà les mains qui tremblaient, depuis sa tendre enfance. Bénin, ce tremblement familial l’avait angoissé un jour de sa vie où la tristesse était si grande et grave, qu’elle avait dû être avalée et cachée.
Elle avait lu, la veille de ce dernier cours de danse, que le corps aussi pouvait trembler, sur un forum en ligne. Elle se haïrait souvent pour cette recherche, ayant l’impression d’avoir provoqué sa propre mort. Jusque-là, tout allait bien, ou tout allait encore du moins.
Deux camarades s’étaient approchées, et l’une lui avait dit : c’est drôle, je t’aie vue trembler, ça va pas ? tu es malade ? Camille avait voulu s’évanouir et mourir, hurler à cette femme, que non elle n’était pas malade.
Elle était partie du cours en pleurant. Tout le monde l’avait vue. Elle n’avait jamais été dans cet état.
Une des filles l’avait rattrapée et elles avaient pris un café ensemble. Elle lui avait dit qu’elle, avait toujours été très velue et qu’elle avait passé des heures, enfant, à s’épiler avant ses compétitions de gymnastique.
S’épiler à se faire saigner la peau.
Elle lui avait dit qu’aujourd’hui, elle se moquait totalement de ses poils, et qu’il ne fallait pas se faire tant de mal.
C’était il y a deux ans.
Au bout d’un an, elle était retournée en cours, avec une amie de l’extérieur. Mais elle avait passé la majorité du cours en sur vigilance. Pas de plaisir, beaucoup d’impuissance, ça avait été d’autant plus douloureux. Elle s’était arrêtée de danser, et était au même point, quand les autres avaient progressé.
Elle n’y était pas retournée, et avait fui, dès lors, toutes les occasions d’exposer sa fragilité. Elle la fuyait et avait déserté tous les lieux qui la rendaient jusqu’alors heureuse et fière de qui elle était.
Le temps était passé. Chaque mois, cela devenait plus insupportable et détestable de sentir qu’elle s’éloignait de tout ce qui avait du sens.
Elle s’était beaucoup questionnée, et finalement, calmée à l’idée d’éviter toute forme de rencontre avec ces moments de stress intense. Elle savait pourtant qu’elle devait être combattive et retourner danser.
L’été de ses 28 ans, elle décida de s’offrir un stage intensif de danse, avec la même professeur, au même endroit.
Elle parla à la professeur avant le cours, la prévenant qu’elle avait tel problème qui pouvait apparaître, la suppliant de ne pas se concentrer sur elle ni se focaliser sur cette faiblesse.
La professeur lui avait dit « Jusqu’à quand vas-tu vivre dans la peur ? Va te placer, tout va bien aller, arrête de te juger, d’être si dure avec toi, traite toi avec douceur ».
Camille s’était placée. Face miroir. Elle hallucinait un peu, d’être là debout, même place même endroit, beaucoup moins d’élèves autour. Elle commençait à angoisser, mais se jurait de ne pas abandonner, qu’elle tremble ou pas, elle ne s’effondrerait pas, cette fois.
La musique se lança. Les étirements secouaient ses jambes et elle respirait plus profondément que les autres. Les tremblements viennent d’un manque d’oxygénation alors, elle respirait, et elle regardait son corps bien en face, prête à accueillir sa faiblesse et la laisser exister.
Elle commença à danser. Bien que chamboulée, un peu hors tempo et larguée, elle retrouvait, instinctivement, la douceur de la lumière chaude par la verrière, qui venait éclairer les corps des élèves en émoi, prêts à se délier, se transcender sous l’écume des notes musicales orientales.
Elle continuait à danser, avec son corps. C’était comme une rencontre, entre elle et lui. Les deux, ensemble, retrouvant les marques l’un de l’autre, pour avancer ensemble, appréhender le pas, et la musique.
« Tu me fais confiance, je te fais confiance, c’est comme un contrat entre toi et moi ». Si elle n’offrait à son corps aucune confiance, jamais il ne pourrait l’aider aussi, à sentir suffisamment de confiance en elle pour avancer.
Et ainsi, elle se mit à danser, dans cette salle au sol noir et aux immenses miroirs, qui des années encore était le repère d’un désespoir qui s’évanouissait.
Elle le savait, le pacte était scellé, plus rien ne serait comme avant. Désormais, son corps la soutiendrait, et elle, le comprendrait.
Elle avait compris qu’il exprimait la charge d’une tristesse inavouée et qu’elle fuyait la peur de la dévoiler.
Là, sur ce sol où elle glissait avec elle-même, elle s’autorisait enfin à déposer de l’émotion, de la vulnérabilité, et danser avec cette condition, ce souffle-là. Cette souffrance-là.
La professeur l’avait félicité, disant que quelque chose s’était débloqué dans sa danse. Elle avait dit que le corps renfermait toutes les histoires du passé et que le jour où on le rencontre réellement, c’était souvent un ravage dans notre vie nécessaire pour danser encore plus fort après.
Camille leva la tête de son bureau et observa quelques instants ces grandes dames, immenses, prêtes à construire sa ville. Infaillibles, elles tenaient bon, portant le poids des matières et des hommes sans s’effondrer.
Elle pensa à sa mère, impassible, qui lui avait dit, des années plus tôt : enterre le problème avant qu’il ne t’enterre.
Alors elle y songeait, parfois, quand la voix en elle se faisait plus forte, plus grande.
Plus jeune, elle avait été entourée d’amies qui dansaient, et elle les avait admirées. Il y avait aussi ces réunions de famille où les meilleurs danseurs donnaient à l’audience des cascades de rires et de joie, dans leur prouesse physique.
Elle, ne dansait que seule, enfermée dans sa chambre. Elle était morte de honte à l’idée de s’exposer.
Cela faisait plus d’un an et demi maintenant, qu’elle n’avait pas eu le courage de retourner à son cours de danse.
C’était particulier, cet arrêt. Elle l’avait vécu comme la mort de son potentiel, la mort de son innocence.
Si le corps faillit, face à l’autre, que reste-t-il de notre puissance ?
Elle, qui avait été élevée à se montrer forte et fière, s’était surprise à trembler dans sa danse.
Ses jambes ne tenaient plus, elles s’agitaient, comme le dos d’un chien apeuré et frigorifié. Instinctivement, ses cuisses tremblaient.
Elle s’était repassée la scène en se demandant si le plus difficile avait été le regard de ses camarades sur elle, ou le langage rebelle de son corps, qui ne la respectait plus.
Ce corps était devenu un traitre, devenu un autre qu’elle. C’était comme s’il allait rejoindre l’altérité : elle n’était plus tout à fait elle-même puisque ce corps, était un autre qui ne lui obéissait pas. D’allié à ennemi. Il s’amusait à la recouvrir de honte.
Allongée au sol, elle avait eu peur que les exercices de lever de jambes soient encore plus effrayants. Et ce fut le cas : les jambes levées, l’ensemble du tronc de Camille s’était mis à danser.
Sans qu’elle le veuille et le comprenne, elle n’arrivait plus à stopper ce mouvement qui s’imposait à elle.
Elle avait demandé à sortir du cours, et s’était réfugiée aux toilettes. Elle s’était mise plusieurs baffes de suite, en s’ordonnant de ne pas s’abandonner à cette fragilité, en se demandant de ne pas s’enterrer dans les tréfonds de la honte et de l’incapacité. L’innocence se dérobait sous ses pas.
Reprenant le cours, elle avait de nouveau observé la même incapacité. Alors c’était ça ? La fin de ses espoirs, pour elle, à elle, à tout jamais.
Elle avait voulu fuir, partir, mais la professeur, sage et patiente, lui avait demandé de rester assise et d’attendre.
Camille se sentait étouffée. Elle faisait du mieux qu’elle pouvait, mais elle savait bien qu’elle n’arriverait pas à reprendre.
Elle avait déjà les mains qui tremblaient, depuis sa tendre enfance. Bénin, ce tremblement familial l’avait angoissé un jour de sa vie où la tristesse était si grande et grave, qu’elle avait dû être avalée et cachée.
Elle avait lu, la veille de ce dernier cours de danse, que le corps aussi pouvait trembler, sur un forum en ligne. Elle se haïrait souvent pour cette recherche, ayant l’impression d’avoir provoqué sa propre mort. Jusque-là, tout allait bien, ou tout allait encore du moins.
Deux camarades s’étaient approchées, et l’une lui avait dit : c’est drôle, je t’aie vue trembler, ça va pas ? tu es malade ? Camille avait voulu s’évanouir et mourir, hurler à cette femme, que non elle n’était pas malade.
Elle était partie du cours en pleurant. Tout le monde l’avait vue. Elle n’avait jamais été dans cet état.
Une des filles l’avait rattrapée et elles avaient pris un café ensemble. Elle lui avait dit qu’elle, avait toujours été très velue et qu’elle avait passé des heures, enfant, à s’épiler avant ses compétitions de gymnastique.
S’épiler à se faire saigner la peau.
Elle lui avait dit qu’aujourd’hui, elle se moquait totalement de ses poils, et qu’il ne fallait pas se faire tant de mal.
C’était il y a deux ans.
Au bout d’un an, elle était retournée en cours, avec une amie de l’extérieur. Mais elle avait passé la majorité du cours en sur vigilance. Pas de plaisir, beaucoup d’impuissance, ça avait été d’autant plus douloureux. Elle s’était arrêtée de danser, et était au même point, quand les autres avaient progressé.
Elle n’y était pas retournée, et avait fui, dès lors, toutes les occasions d’exposer sa fragilité. Elle la fuyait et avait déserté tous les lieux qui la rendaient jusqu’alors heureuse et fière de qui elle était.
Le temps était passé. Chaque mois, cela devenait plus insupportable et détestable de sentir qu’elle s’éloignait de tout ce qui avait du sens.
Elle s’était beaucoup questionnée, et finalement, calmée à l’idée d’éviter toute forme de rencontre avec ces moments de stress intense. Elle savait pourtant qu’elle devait être combattive et retourner danser.
L’été de ses 28 ans, elle décida de s’offrir un stage intensif de danse, avec la même professeur, au même endroit.
Elle parla à la professeur avant le cours, la prévenant qu’elle avait tel problème qui pouvait apparaître, la suppliant de ne pas se concentrer sur elle ni se focaliser sur cette faiblesse.
La professeur lui avait dit « Jusqu’à quand vas-tu vivre dans la peur ? Va te placer, tout va bien aller, arrête de te juger, d’être si dure avec toi, traite toi avec douceur ».
Camille s’était placée. Face miroir. Elle hallucinait un peu, d’être là debout, même place même endroit, beaucoup moins d’élèves autour. Elle commençait à angoisser, mais se jurait de ne pas abandonner, qu’elle tremble ou pas, elle ne s’effondrerait pas, cette fois.
La musique se lança. Les étirements secouaient ses jambes et elle respirait plus profondément que les autres. Les tremblements viennent d’un manque d’oxygénation alors, elle respirait, et elle regardait son corps bien en face, prête à accueillir sa faiblesse et la laisser exister.
Elle commença à danser. Bien que chamboulée, un peu hors tempo et larguée, elle retrouvait, instinctivement, la douceur de la lumière chaude par la verrière, qui venait éclairer les corps des élèves en émoi, prêts à se délier, se transcender sous l’écume des notes musicales orientales.
Elle continuait à danser, avec son corps. C’était comme une rencontre, entre elle et lui. Les deux, ensemble, retrouvant les marques l’un de l’autre, pour avancer ensemble, appréhender le pas, et la musique.
« Tu me fais confiance, je te fais confiance, c’est comme un contrat entre toi et moi ». Si elle n’offrait à son corps aucune confiance, jamais il ne pourrait l’aider aussi, à sentir suffisamment de confiance en elle pour avancer.
Et ainsi, elle se mit à danser, dans cette salle au sol noir et aux immenses miroirs, qui des années encore était le repère d’un désespoir qui s’évanouissait.
Elle le savait, le pacte était scellé, plus rien ne serait comme avant. Désormais, son corps la soutiendrait, et elle, le comprendrait.
Elle avait compris qu’il exprimait la charge d’une tristesse inavouée et qu’elle fuyait la peur de la dévoiler.
Là, sur ce sol où elle glissait avec elle-même, elle s’autorisait enfin à déposer de l’émotion, de la vulnérabilité, et danser avec cette condition, ce souffle-là. Cette souffrance-là.
La professeur l’avait félicité, disant que quelque chose s’était débloqué dans sa danse. Elle avait dit que le corps renfermait toutes les histoires du passé et que le jour où on le rencontre réellement, c’était souvent un ravage dans notre vie nécessaire pour danser encore plus fort après.