Jane comme J...

Recommandé

Cette œuvre est
à retrouver dans nos collections

Nouvelles :
  • Littérature Générale
  • Policier & Thriller
Londres
4 avril 189...

Que le diable emporte ce Jack l'éventreur ! Ses sanglants exploits envahissent toutes les gazettes de Londres. Mon enquête détaillée sur les prêteurs sur gage de Soho est passée inaperçue Trois mois de travail acharné sont réduits à néant, mon article a échoué dans un famélique encart en quatrième page, entre deux réclames de corsets et sous-vêtements pour dames. Dieu que le métier de journaliste est plein d'ingratitude ! Je me retrouve dans une situation agaçante, agaçante comme les deux semaines de pension que je dois à miss Chester et ce dîner au nouveau music hall de Pelham Road que j'ai promis à cette délicieuse Jane. Jane est une femme si cultivée, si fine qu'elle m'intimide à un degré tel que je n'ose encore lui demander sa main. Pensez-donc, Jane est une des premières femmes médecins d'Angleterre ; elle achèvera ses études dans à peine un an. Et moi, pauvre pigiste que je suis, est ce que je mérite une telle dulcinée, une beauté marmoréenne d'une si grande richesse d'esprit ? Que la vie est compliquée !



5 avril 189...

C'est décidé ! Après avoir mûrement réfléchi, je ne suis guère impulsif, j'ai décidé d'agir au plus vite. C'est-à-dire ce soir même. C'est sans aucun doute un acte répréhensible, mais certains de nos hommes politiques ne commettent-ils pas des actes tout aussi condamnables pour raison d'État ? Ce crime, je le commettrai au nom du journalisme, religion digne d'un tel forfait. Bien entendu, l'idée du crime ne m'est apparue qu'en dernier ressort, car c'est là un acte inconcevable pour un bon chrétien, mais certaines circonstances vous amènent à commettre des méfaits d'une gravité exceptionnelle. Dans mon cas en l'occurrence : l'absolue nécessité d'obtenir un article exclusif sur les derniers méfaits de Jack l'éventreur. Je me dois d'anticiper le crime en devenant moi-même l'acteur de l'acte criminel. Ne voilà-t-il pas une curieuse éthique journalistique ? Au diable la pige dictée par les événements, voici venue l'ère du journaliste créateur de l'événement ! Une statue sera dressée un jour à John Benedict Shylock, et Jane n'en sera que plus fière. Mais il me semble bien que Jane a laissé sa trousse chirurgicale dans le tiroir gauche de la commode. Le long bistouri me conviendrait parfaitement. Me voici Whitechapel ! Quel sera le prénom de ma victime ?



6 avril 189...

Au petit matin.
Ma besogne est accomplie. Quelque part dans une sombre ruelle repose le corps torturé d'une malheureuse catin. Aussitôt rentré, le forfait accompli, j'ai rédigé un article extrêmement inspiré par le crime. Je peux même dire que ce chef d'œuvre journalistique contient une parcelle d'essence divine car le crime n'est-il pas en soi un acte divin ? Dieu donne la vie mais peut la retirer ! Je remettrai mon article vers dix heures, suffisamment tard pour que la police ait eu le temps de découvrir la victime et suffisamment tôt pour avoir la primeur de l'information, devançant d'au moins une journée mes stupides confrères pliés aux exigences de l'actualité. Pauvres hères ! Moi, j'ai créé l'actualité !

Dans l'après-midi.
II doit être environ trois heures. Quel stupide incident durant mon... euh... disons mon « travail » à Whitechapel, j'ai cassé ma montre. La femme s'est débattue quelques instants et, d'un coup de pied, a fait sauter la chaîne de ma montre qui s'est fracassée sur le trottoir. Après la liquidation de la prostituée, je me suis empressé de nettoyer le trottoir de tout rouage ou mécanisme horloger révélateur. Je ne suis pas assez fou pour laisser de tels indices aux limiers de Scotland Yard. Toujours est-il que j'ai perdu une montre dans cette affaire, mais en contrepartie, j'ai gagné quinze guinées payées d'avance sur mon article jugé caustique et merveilleux d'ironie vis-à-vis des déboires de la police par mon rédacteur en chef M. Broomfield. Des guinées qui seront vouées à une brillante soirée au music hall avec Jane. Il convient de fêter mon premier article en première page du Post de la plus heureuse façon possible.



7 avril 189...

Jane a apprécié grandement notre petite soirée. Cela l'a divertie agréablement de ses études, m'a-t-elle confié, et ce prude baiser échangé vers onze heures m'a laissé augurer d'autres cajoleries dans un futur très proche. Oh, que la vie serait radieuse sans ces maudits maux de tête qui fracassent sans répit ma boîte crânienne, devenue pour l'occasion une caisse de résonance pour percussions et tambours ! Je doute fort à présent que le breuvage appelé « champagne » à l'Heavens Gates, le music hall, fut un champagne de qualité mais plutôt un douteux compromis entre le mousseux et l'alcool à brûler. Dieu que ma tête résonne, je vais arrêter d'écrire car mon corps est malade bien que mon cœur navigue dans la félicité. Oh Jane, mon cœur est à toi...

L'après-midi.
II doit être cinq heures, j'ai dormi comme une masse, assommé par le « champagne » de l'Heavens Gates. Dorénavant, je me contenterai d'une bonne vieille bière brune à l'Irish Tavern. C'est curieux, en me rasant tout à l'heure, j'ai pu constater une petite coupure vers l'oreille gauche. Jane m'a sans doute égratigné dans les chaos du cabriolet. À ce moment-là, je devais être trop ivre pour m'en rendre compte.
J'ai lu une chronique des plus instructives dans le Bedlam Gazette, un redoutable concurrent mais qui perd peu à peu ses lecteurs par manque de sensationnel. L'article, signé Tyrone Laughton, est un modèle de précision et de synthèse journalistique. Laughton a recueilli une foule d'informations sur les meurtres de Jack l'éventreur, après avoir consulté on ne sait comment certains rapports confidentiels de Scotland Yard. Ce journaliste exemplaire a décortiqué ces rapports puis a rassemblé certains points de similitude. En somme, il a fait le travail d'un inspecteur de police chevronné ; un fantastique pied de nez à Scotland Yard ! En relisant l'article, un détail prit toute son importance. Sur les lieux du troisième assassinat, les enquêteurs découvrirent un ongle cassé qui n'appartenait incontestablement pas à la victime. "Un ongle cassé ! La police n'en avait dit mot dans les déclarations officielles. « Un ongle cassé peut donner des indices quant au sexe du meurtrier ou de la meurtrière », suggère le chroniqueur. « Un ongle cassé est plus fréquent chez une femme qui porte volontiers les ongles longs donc plus fragiles. II ne serait donc pas farfelu d'avancer l'hypothèse d'un Jack l'éventreur de sexe féminin » ; cette phrase concluait le brillant article. L'éventualité d'une femme éventreur avait été également avancée par Scotland Yard. Mes maux de tête se dissipent au fur et à mesure que je couche ces curieuses pensées dans ce journal. Je reprends une tranche de ce délicieux rosbeef que sait si savamment découper Jane. Je revois parfaitement sa longue main diaphane découper avec un art consommé la viande froide dans le plat d'argent. Sa longue main d'albâtre dont le médius a... a l'ongle... cassé. Jane doit repasser vers sept heures... Quelqu'un frappe à la porte, je reconnais le toc toc discret de Jane, il est sept heures tapantes. Jane est toujours ponctuelle. Elle renouvelle un toc toc plus nerveux. Dois-je lui ouvrir ?... Je me lève, puis lui ouvre lentement la porte... Jane est si belle...

© Short Édition - Toute reproduction interdite sans autorisation

Recommandé