ITINERANTE

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Je revoyais des bribes de cet instant défiler. Hallucination ou Contemplation, je ne saurais dire ce qu'il en était, mais au fond je sais, que ces instants auxquels je m'accroche, ne vont point me délaisser.
Mon psychiatre elle, a sa version des choses. Elle dit que les patients souvent peuvent se créer de faux instants pour corroborer la réalité qu'il s'imagine dans leur tête.
Mais étais-je réellement au-dessus d'un podium, acclamée par une foule, captant toute l'attention d'une assistance ? Mon cerveau vieillissant de 40 ans ne saurait trop être d'une grande aide pour m'en assurer. Mais au fond, je me sens comme une envoyée, un missionnaire à charge sur cette terre. Et de cette mission je ressens toujours l'essence.
Aujourd'hui, je suis enfin libérée. Apres un an d'internement en psychiatrie, le service a décidé que je peux retourner à la communauté. 
En réalité, je n'ai point de lieu vers lequel me diriger, ou peut être si, ma notion de la réalité est désormais distordue. Mais aucune de mes hallucinations ne me renvoient vers un lieu particulier.
Il y a un an, je me suis réveillée entre quatre murs qui offrent une vue d'extérieur qu'à travers une petite fenêtre aux allures de barreaux. On n'avait aucune information sur mon identité, ma provenance ou mes affiliations. Je n'étais connu d'aucun service administratif national. Personne ne me réclamait non plus. Je n'existais pas.
Le rapport que l'humain entretient à l'identité est souvent tumultueux. On veut se perdre dans une identité commune, dans le sentiment d'appartenance à une idéologie ou à des groupuscules. On nait singulier mais on nous fond et on nous façonne dans une moule pour toute personne. Moi je me sens Tarzan ou Mowgli, je suis cette personne qui n'entre dans aucune case à cocher, je suis aux antipodes des préceptes établies, je n'ai pas de place dans cette société d'assimilation. Je ne peux non plus m'intégrer, je ne me vois pas stagner. A ce stage, il serait mieux pour moi d'itinérer n'ayant rien qui me retient. Je pense donc aux mille et une façons de comprendre l'humain et me voilà décidée, je vais voyager, comme les moines a la quête de l'ataraxie, comme les derviches errants emportés par le vent du spirituel, mais moi, mon but est de connaitre l'Humain, dans cette entreprise je me découvrirais peut-être. 
Dans ma mémoire à laquelle on ne peut vraisemblablement pas se fier, je me voyais souvent dans une chambre, lisant de ces romans où l'aventure commençait par une simple impulsion, alors je décide de suivre le chemin avec le plus de vent, pour une fois, je n'irais pas à contre sens. 
Une pluie qui n'annonçait pas sa venue tombe, toute battante sous ce ciel de décembre,  m'oblige à me terrer sous un ombrage.
Une minute, deux minutes, la pluie s'arrête. Le chat qui me tenait compagnie me suit. Moi sans domicile fixe, quant à lui, il doit certainement s'être perdu. Il a l'air bien entretenu et est très empoté, plus que moi du moins et un peu trop pour un chaton.
Sur les ruelles larges éclairées par de faibles lumières, je m'attarde. Une chanson me revient alors, je ne sais d'où je l'ai apprise mais ça commence ainsi : London bridge is broken down, broken down, broken down..., le reste ne me reviens pas, mais je continue à mimer l'air. Le pont de London est visiblement pas la seule chose brisée, le monde l'est, plongé dans une pandémie dont j'ai eu vent à l'hôpital avec tout le personnel masqué. Cela a encore plus fragilisé le tissu social j'assume. Les arbres même observent une distance barrière dans ce nouveau monde, de ce que me permet ma mémoire, j'aurai assumé qu'ils étaient de base des êtres très sociables et vivaient branche dessus branche dessous. Je peux faire un kilomètre pour n'en compter qu'une infime portion. De mes errements, je finis par atterrir vers une vieille maisonnée en bord de route. C'était écrit motel. J'entre avec le chat et aussitôt accueillie chaleureusement par un monsieur, le gérant je présume. 
-          Bonsoir Madame, que souhaiteriez-vous ?
-          Peut-être de la nourriture pour le chat.
-          Et pour vous ?
-          Désolée je n'ai pas d'argent.
Il retourne vers son comptoir un instant puis revient.
-          Ce n'est pas grave, il en restera de toute façon, autant le donner que le jeter. Et je vérifiais si il me restait encore une chambre de libre, vous pourriez passer la nuit ici gratuitement si vous le souhaitez.
Je ne sais pas quoi répondre, c'est d'une spontanéité si surprenante, mais je dois bien me mettre à l'abri pour la nuit.
-          Bien volontiers Monsieur, merci beaucoup pour votre hospitalité.
-          Vous n'avez pas besoin de me remercier, j'étais a ce stade de la vie moi aussi et on m'a aidé, je suis content de pouvoir rendre l'appareil.
Je ne sais pas s'il s'en rend compte, mais il en apprend beaucoup à l'ignorante que je suis, sur les comportements de l'humain, motivation même de mes errements.
Règle numéro 1 : l'humain tend à être généreux quand il a vécu une situation similaire à la vôtre, l'empathie qu'il éprouve le pousse même à alléger le sort de son semblable.
Règle numéro 2 : l'humain est plus disposé à perpétuer une bonne action s'il en fut un temps bénéficiaire. Sans fond de vanité, il répond aux bonnes choses par de bonnes choses.
Règle numéro 3 : une bonne action ne se perd jamais, au contraire elle en ouvre la voie à d'autres, et il n'est pas nécessaire qu'elle vous soit retournée, elle le sera certainement à  d'autres.
Pour l'itinéraire d'un jour, 3 leçons en un échange sont précieux. Cet élan de bonté désintéressé est une faveur à laquelle je ne suis pas habituée.
Une fois rassasiés, le gérant nous monta à la chambre, moi et le chaton. A l'intérieur, je vide un panier de fruit et y installe le chat. Il dort presque aussitôt.
 
Le bruit de la forêt me donne un sentiment de soulagement mais étrange à la fois. Je m'étais réveillée de bonne heure pour remercier mon bienfaiteur. Avant de prendre congés de lui, je lui ai priée de garder le chaton parce qu'il s'est perdu, il accepta volontiers et une fois sur le chemin, je me suis épuisée des routes bitumées et ai pris l'initiative d'aller vers les bois.
Je sens une présence. Je manque de tomber à l'entente de miaulements. C'est le chaton, il m'a donc suivi. Je crois qu'il est désormais mien. Je le porte vu l'état de la forêt, la pluie d'hier bien que brève a fait tomber beaucoup de branches épineuses. Il ne se suffit pas de mes bras et va se nicher sur le haut de ma tête. Une trentaine de minute après, il opte pour retourner sur ses pattes et je le perds rapidement. Je suis ces empreintes et elles me conduisent vers une clairière. Malgré ce que doit évoquer ce paysage, ma vision est horrifique. Là-haut perché, tel un nœud de poulie, je le vois se faire lapidé. Ses yeux félins sont déjà crevés. C'est bien un animal la haut, mais ça en est bien trois autres debout devant moi. A quel instant, trois grands gaillards se sont décidés,  à écourter ainsi la vie d'un chaton, de ma cachette je les vois prendre du plaisir, ce moment est vraiment la matérialisation de leurs profonds désirs. 
Mes larmes coulent, des larmes de honte ou d'impuissance ou les deux si possible.
Honte de la catégorie d'être à laquelle j'appartiens, aux monstres que nous pouvons être, au Diable que nous voulons être, au maléfice qui nous habite et qu'on ne résspulse, honte du mal qui nous impulse.
Une leçon n'a jamais été autant comprise sans qu'on ait à vous la dire, j'espère n'avoir point besoin de vous l'écrire. Si à cette itinérance je mets fin, je resterais frustrée, je resterais certainement sur ma faim. Sur la faim de ne point ouïr de belles histoires sur l'humain, ou de voir de beaux tableaux à son honneur. Mais le risque est encore plus d'horreur. Quand je sortirais dans cette optique de dualité, je me résoudrai peut être a toujours cheminer.
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