Intégrité

Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cognez, comme les autres mais je ne vous appellerai pas maître, lisait-il dans les yeux de l'animal qu'il voulait dominer. Ce chien était devenu apeuré dû à sa énième résistance au désir de son propriétaire qui voulait qu'il le reconnaisse comme son maître, en aboyant à chaque fois qu'il le verra. Pour ce propriétaire, c'était le plus grand défi séculaire voire un pari noble qu'il devait gagner. Sois-tu m'appelles maître, soit je te tue, disait-il à chaque fois qu'il sermonnait ce chien pour sa conviction.
Pour lui montrer la place qu'il occupait, ce propriétaire ne reculait devant aucun moyen. Le matin, en voulant sortir, il se rendait à chaque fois dans la case du chien pour humecter son pelage d'eau glaciale. Le soir, à défaut d'un bon repas et, pour ne pas se montrer trop sévère, il lui faisait avaler les résidus de ses repas qu'il conservait dans la deuxième poubelle de la maison. Le jour où tu seras sage et tu m'appelleras maître, je t'offrirai des friandises, des étrennes et de la viande...tout ce que tu désires, ne cessait-il jamais de chantonner une fois qu'il avait fini de faire passer la chair de cet animal à un calvaire qu'aucun homme ne pourrait accepter. Obéis-moi et appelle-moi maître, d'accord ? Vas-y ! dis-le ! dis-le ! Aboie ! Aboie ! Vas-y ! Fais-le !
Ce chien savait garder le silence à chaque fois que son narcissique propriétaire commençait ses remontrances. Un silence vide qui pouvait exacerber toute colère. Il était vraiment haï par son propriétaire et sa femme parce que pour eux, il ne servait à rien de bon. Il ne pouvait pas ni surveiller la maison ni aboyer comme un bon et vrai chien. Qui ne le connaissait pas dans tout le quartier comme un ridicule animal domestique ? Il savait aimer même quand on ne le lui demandait pas, savait pardonner même quand certains passagers lui jetaient de robustes cailloux sur le front, et, surtout, savait courir et partir quand il atterrissait à un endroit où personne ne voulait de lui. Il savait tout faire, sauf crier, mordre, détester, aboyer, vociférer...
Cette nuit-encore, comme toutes les autres, le propriétaire était là, à quelques mètres de lui, tenant dans sa main droite un crachoir qui servait d'assiette pour les résidus. Il le déposa, essuya ensuite la paume de ses mains contre le pelage de la triste bête puis partit. Celle-ci le regardait s'éloigner, s'évaporer, se perdre dans le sombre brouillard qu'avait installé la nuit. Comme il se retrouva seul, il rapprocha ce crachoir vers sa gueule à l'aide de ses griffes, qui n'avaient jamais touché le sang. L'alizé céleste qui dominait l'atmosphère lui fit perdre sa vision pour quelques instants. Et c'est pendant cette courte durée qu'il fut aspergé par une pensée qui vivait au fond de lui, une idée salvatrice qu'il avait apprise par cœur pour vivre à chaque fois qu'il se trouvait en face de l'abandon humain, du désamour béant... Rester vrai et rester soi-même : tel est le fruit de sa secrète leçon. Rester vrai malgré les ignominies que ne cesse de vivre le corps humain, rester vrai malgré le fait que le monde n'ira plus bien. Rester vrai et demeurer soi-même dans le temps, dans l'amour, dans la douleur et dans l'existence. Cette secrète leçon, il la doit à Patrice...
Patrice est son premier propriétaire. C'est dans son cœur qu'il a tracé sa vie humaine et a appris à vivre. Il fut trouvé un soir par Patrice, au beau milieu de la rue, alors qu'il n'était encore qu'un chiot. Son sauveur le berçait, le lavait avec le plus dispendieux des savons, ne perdait aucune seconde pour appeler le vétérinaire à chaque fois que sa belle trouvaille faisait des grimaces inhabituelles. Un jour, alors qu'il devait se rendre au boulot, le chien s'était mis à chanceler. En quelques mots, il n'arrivait plus à rester en équilibre sur ses quatre pattes. Patrice fut obligé de rester à la maison pour lui administrer les premiers soins. Après quoi, il le dorlota en chantant des morceaux d'une ancienne époque.
Il passait ses dimanches à festoyer avec le chien. Il n'avait pas d'amis, pas de collègues qui venaient lui rendre visite. Tout ce qu'il avait, c'était son chien qu'il aimait. Peut-être avait-il trouvé en lui l'humanisme qu'il cherchait dans le monde. Chaque matin, quand Patrice s'apprêtait à aller au boulot, il lui laissait le contrôle de la maison et ne fermait jamais son portail. Ainsi, le chien allait où il voulait. Quelquefois, Patrice revenait plus tôt que prévu et quand il ne trouvait pas son chien d'amour dans les pièces de la maison, il l'attendait au portail, confiant et rassuré.
Patrice lui donnait toute la liberté qui manque à ce monde. Ne m'appelle jamais maître, je ne suis qu'un humain, répétait-il à ce chien. Quand ce dernier voulait être agressif à des moments donnés, il lui parlait comme s'il discutait à un être humain.
-Ne rouille pas ton cœur. Ne laisse pas les autres te souiller. Reste amour, reste joie, reste humain...
Un matin de décembre vint tout éteindre. Patrice se promenait avec son chien sur une longue route. Tantôt ils couraient, tantôt ils marchaient. Et peu importe les conditions, Patrice se trouvait toujours derrière son chien pour le protéger. Alors qu'il s'était arrêté pour prendre de la glace pour ce dernier, un camion dévia et se dirigea tout droit vers le pauvre chien. Patrice courut de toutes ses forces. Son cœur battait, pleurait, galopait dans tous les sens, tentait de s'accrocher à l'espoir et s'affaissait... Son chien fut sauvé mais lui, par-contre, sa tête reçut le poids du camion. Malgré qu'il hurlait de douleur et que son corps ne lui appartenait totalement plus, il s'efforça de ramper à la direction du chien qui n'eut que des égratignures. Il ne put finir sa course et quand il sentit que c'était vraiment la fin, il posa ses yeux sur son beau chien, sourit largement et puis prononça la seule phrase qui résumait son existence : J'ai aimé...
Le chien se retrouva dans la solitude. Mais quand même, il était heureux d'avoir connu Patrice. Tout ce que ce dernier lui avait enseigné le rendait aussi heureux. Peut-elle voyait-il qu'il avait compris la vie. Et la soif de partager cet humanisme qu'il s'était mis à chérir, comme Patrice, lui fit perdre toute agressivité.
Il tomba sur un deuxième propriétaire. Celui-ci mit des chaines à son coup ; ce que Patrice ne lui avait jamais fait. Ensuite, il mit de la drogue dans ses nourritures pour l'inciter à être violent. N'étant toujours pas satisfait, il lui donna des ordres : appelle moi maître ! aboie ! fais-le vite !
Le chien prit peur et s'enfuit... C'était la première fois qu'il tombait sur la méchanceté humaine...
Il se trouva encore un troisième propriétaire. C'était toujours le même scénario que le deuxième. Une fois encore, le chien prit peur et s'enfuit. Patrice lui disait que partir, c'est parfois une noblesse...
La journée vint le surprendre et l'eau glaciale de son actuel propriétaire lui fit rappeler le crépuscule.
- Parasite ! Lève-toi ! Dit-il
Les yeux du chien devenaient plus petits ; on aurait cru que c'était un bébé dans une peau d'animale.
-Aujourd'hui, c'est la fin pour toi ! Sois-tu me reconnais comme ton maître en aboyant, soit je te tue !
Le chien le regardait avec la plus grande des impuissances, comme s'il connaissait déjà son sort. Il se mit sur ses quatre pattes et fit un léger cri qui ne voulait vraiment rien dire.
-Je savais que tu ne le ferais pas ! Adieu !
Il sortit un pistolet poussiéreux de sa poche et sans vraiment regarder la couleur des yeux de ce chien pour y trouver une raison pouvant le dissuader de son acte funeste, tira sur lui...
Le chien ne trembla pas. Son corps fut emballé par un silence froid et sa vie devint une histoire ancienne. Il mourut heureux, même s'il aurait désiré finir comme Patrice en prononçant la seule belle phrase du monde : j'ai aimé...