Quand elle poussa la porte de chez elle, Chloé n’en revint pas. Sa valise pleine à craquer à sa gauche, son sac à dos sur ses frêles épaules qui encaissaient depuis bien trop longtemps déjà. L’ours en peluche de Nina sous le bras. Cet instant, elle le redoutait autant qu’elle espérait le provoquer. Un dernier tour de clé, la main tremblante. Si elle ne croisait ni la gardienne, ni Catherine qui passait son temps à lui demander des nouvelles de Stéphane tout irait bien. Mettre les clés dans une enveloppe et la déposer dans la boîte aux lettres de ce hall décrépi. Pas vraiment une explication mais au moins un signe. Signe que c’est fini.
Il n’allait pas apprécier quand il rentrerait. L’avantage c’est que ça pouvait prendre trois ou quatre jours. Déjà deux matins qu’il était parti en claquant la porte. Il finirait toujours par refaire surface, comme si de rien n’était. Comme après chaque énième éclat de voix. Il appellerait plusieurs dizaines de fois. Laisserait des messages agacés voire carrément agressifs. Les derniers avec ce ton cajoleur et doucereux qui habituellement achevaient de la convaincre.
« Allez s’il te plaît démarre. Pas aujourd’hui. Punaise, c’est pas compliqué quand même ! » Une impulsion rageuse sur l’embrayage plus tard, la vieille Clio bleue finit par démarrer non sans se délester d’une bonne dose de CO2 au passage. Chloé a les yeux humides, les essuient du revers de la main. « Reprends toi. Cette fois-ci, c’est la bonne. Pense à ta petite fée, à ta Ninounette ». Deux heures avant la sortie de l’école. Faire un saut à la banque, filer au supermarché et ne pas se poser de questions. Tout semble pourtant vouloir la ramener à cette vie qu’elle s’apprête à laisser derrière elle. Le diffuseur de parfum à l’odeur sucrée et chimique qu’il acheté avec Nina la semaine dernière. Jusqu’à la radio d’où s’échappe les premières notes de la BO de leur film préféré. Leur chanson. La chanson de leur vie d’avant. Est-ce que c’était un signe ? C’est vraiment la bonne décision ?
Ils ont été heureux. Avant. Quand est-ce que ça a commencé à devenir compliqué ? Elle ne sait plus. Peut-être qu’elle ne l’a jamais vraiment su. C’est juste arrivé. Comme ça. Des disputes il y en a chez tout le monde. Et puis, il s’excusait, il s’en voulait. Pour se faire pardonner : un Opéra acheté chez le Pâtissier Rue de la Gare ou un bouquet de tulipes roses. Ses préférées. Du coup, c’était elle qui s’en voulait. Il avait raison. Elle n’aurait pas dû hausser la voix quand il jeté sa tasse à travers la cuisine. C’était pas compliqué de faire un peu attention, elle sait bien qu’il déteste le café froid. Des petits troubles du quotidien en somme. « Rien de dramatique » comme disait sa mère quand elle tentait de se confier. Ensuite, les absences de plus en plus fréquentes. Les petits noms affectueux qui peu à peu ont fait place aux injures. Les caresses bleuâtres dès qu’elle lui refusait un moment de réconfort. Les dîners d’affaires un peu trop arrosés, d’où il rentrait toujours avec une petite trace de rouge à lèvres au creux de la nuque. Leurs tangos si intenses qu’elle finissait à plat ventre, le souffle coupé. Pourtant elle supportait, elle excusait. Sauf jusqu’à hier matin. Quand dans un de ses nombreux excès de rage ; il s’est mis à crier sur Nina. Sans raison. Il n’a même pas semblé s’en rendre compte. Son cœur d’épouse était anesthésié depuis quelques temps. Mais celui de maman venait de se briser. Sa Ninounette s’est réfugiée dans ses bras en hoquetant qu’elle voulait pas faire une bêtise, qu’il fallait qu’elle dise pardon à Papa.
Chloé avait la nausée. De celles qui vous prennent à la gorge et y laissent un goût âcre. Elle tremblait aussi. Ne rien laisser paraître comme d’habitude. Surtout ne pas inquiéter sa fille. Sa toute petite qui pâtissait du comportement de deux adultes qui ne parvenaient plus à se comprendre. En tant que mère son unique raison d’être c’était de la protéger. Et elle avait la sensation d’y avoir lamentablement échoué. Ca faisait mal. Bien plus que les ecchymoses qui tachetaient son bas ventre et qui l’empêchaient de respirer alors qu’elle se penchait pour attacher Nina dans son siège auto. Comment lui dire ? Quoi lui dire ? Elle qui la fixait avec ses grands yeux bruns comme si elle sentait malgré son jeune âge qu’il se passait quelque chose. Chloé n’arrivait pas à parler. La faute à cette boule dans la gorge et aux larmes qui montaient. Elle parvenait tout juste à ne pas quitter la route des yeux. Les babillements de sa fille à propos de sa dernière création en pâte à modeler et de la robe à fleurs de la maîtresse lui semblaient lointains. Les vibrations de son smartphone. Suivies de cette sonnerie qu’elle ne connaissait que trop bien suffirent à la tirer de sa rêverie. De cet épais brouillard qui constituait sa vie depuis des mois.
« - Maman ! Maman ! Tu m’écoutes ? Pourquoi Nounouche il est dans la voiture ? Tu dis toujours que les doudous ça doit faire dodo dans le lit jusqu’au soir.
- Nounouche, toi et moi on part à l’aventure.
- Pour de vrai ?!
- Oui ma chérie. Pour de vrai, cette fois.
- Il est où papa ? Il est encore pas là ?
- Ma Ninounette. Mon petit ange. Je sais pas si tu comprends. On va rester un petit peu juste toutes les deux. On va aller se promener. Au bord de la mer. Une aventure entre filles.
- T’es la meilleure maman du monde entier, je t’aime maman !... Mais on rentre quand à la maison ?
- Pas tout de suite ma puce. Il ne faut pas que tu t’inquiètes, j’ai pris toutes tes affaires et tous tes jouets. On va être bien là où on va. Je te le promets.
- Quand on va revenir, il va être là Papa ? Il va encore être méchant ?
- Ma Ninounette. Il est pas méchant ton papa. Il t’aime très fort. Des fois, il est juste un peu grognon...
- D’accord maman. Papa, j’aime pas quand il est grognon. C’est pas gentil. Tu sais, il dit toujours que la bagarre c’est pour jouer. Mais moi j’aime pas beaucoup ce jeu. J’aime pas le jeu quand tu pleures. T’as encore envie de jouer toi ? »
Les larmes retenues jusqu’alors roulaient désormais silencieusement sur ses joues. Faisant disparaître au passage la généreuse couche de fond de teint. Celle qui cachait les teintes rouges et violettes qui habillaient son visage au quotidien. Chloé comprit. Le nœud au fond de sa gorge sembla se dissiper légèrement. Rien qu’un peu. Juste de quoi lui permettre d’exprimer un soupir de soulagement. En jetant un regard dans le rétroviseur central, elle en prit conscience. Sa plus grande force : c’était elles.
Il n’allait pas apprécier quand il rentrerait. L’avantage c’est que ça pouvait prendre trois ou quatre jours. Déjà deux matins qu’il était parti en claquant la porte. Il finirait toujours par refaire surface, comme si de rien n’était. Comme après chaque énième éclat de voix. Il appellerait plusieurs dizaines de fois. Laisserait des messages agacés voire carrément agressifs. Les derniers avec ce ton cajoleur et doucereux qui habituellement achevaient de la convaincre.
« Allez s’il te plaît démarre. Pas aujourd’hui. Punaise, c’est pas compliqué quand même ! » Une impulsion rageuse sur l’embrayage plus tard, la vieille Clio bleue finit par démarrer non sans se délester d’une bonne dose de CO2 au passage. Chloé a les yeux humides, les essuient du revers de la main. « Reprends toi. Cette fois-ci, c’est la bonne. Pense à ta petite fée, à ta Ninounette ». Deux heures avant la sortie de l’école. Faire un saut à la banque, filer au supermarché et ne pas se poser de questions. Tout semble pourtant vouloir la ramener à cette vie qu’elle s’apprête à laisser derrière elle. Le diffuseur de parfum à l’odeur sucrée et chimique qu’il acheté avec Nina la semaine dernière. Jusqu’à la radio d’où s’échappe les premières notes de la BO de leur film préféré. Leur chanson. La chanson de leur vie d’avant. Est-ce que c’était un signe ? C’est vraiment la bonne décision ?
Ils ont été heureux. Avant. Quand est-ce que ça a commencé à devenir compliqué ? Elle ne sait plus. Peut-être qu’elle ne l’a jamais vraiment su. C’est juste arrivé. Comme ça. Des disputes il y en a chez tout le monde. Et puis, il s’excusait, il s’en voulait. Pour se faire pardonner : un Opéra acheté chez le Pâtissier Rue de la Gare ou un bouquet de tulipes roses. Ses préférées. Du coup, c’était elle qui s’en voulait. Il avait raison. Elle n’aurait pas dû hausser la voix quand il jeté sa tasse à travers la cuisine. C’était pas compliqué de faire un peu attention, elle sait bien qu’il déteste le café froid. Des petits troubles du quotidien en somme. « Rien de dramatique » comme disait sa mère quand elle tentait de se confier. Ensuite, les absences de plus en plus fréquentes. Les petits noms affectueux qui peu à peu ont fait place aux injures. Les caresses bleuâtres dès qu’elle lui refusait un moment de réconfort. Les dîners d’affaires un peu trop arrosés, d’où il rentrait toujours avec une petite trace de rouge à lèvres au creux de la nuque. Leurs tangos si intenses qu’elle finissait à plat ventre, le souffle coupé. Pourtant elle supportait, elle excusait. Sauf jusqu’à hier matin. Quand dans un de ses nombreux excès de rage ; il s’est mis à crier sur Nina. Sans raison. Il n’a même pas semblé s’en rendre compte. Son cœur d’épouse était anesthésié depuis quelques temps. Mais celui de maman venait de se briser. Sa Ninounette s’est réfugiée dans ses bras en hoquetant qu’elle voulait pas faire une bêtise, qu’il fallait qu’elle dise pardon à Papa.
Chloé avait la nausée. De celles qui vous prennent à la gorge et y laissent un goût âcre. Elle tremblait aussi. Ne rien laisser paraître comme d’habitude. Surtout ne pas inquiéter sa fille. Sa toute petite qui pâtissait du comportement de deux adultes qui ne parvenaient plus à se comprendre. En tant que mère son unique raison d’être c’était de la protéger. Et elle avait la sensation d’y avoir lamentablement échoué. Ca faisait mal. Bien plus que les ecchymoses qui tachetaient son bas ventre et qui l’empêchaient de respirer alors qu’elle se penchait pour attacher Nina dans son siège auto. Comment lui dire ? Quoi lui dire ? Elle qui la fixait avec ses grands yeux bruns comme si elle sentait malgré son jeune âge qu’il se passait quelque chose. Chloé n’arrivait pas à parler. La faute à cette boule dans la gorge et aux larmes qui montaient. Elle parvenait tout juste à ne pas quitter la route des yeux. Les babillements de sa fille à propos de sa dernière création en pâte à modeler et de la robe à fleurs de la maîtresse lui semblaient lointains. Les vibrations de son smartphone. Suivies de cette sonnerie qu’elle ne connaissait que trop bien suffirent à la tirer de sa rêverie. De cet épais brouillard qui constituait sa vie depuis des mois.
« - Maman ! Maman ! Tu m’écoutes ? Pourquoi Nounouche il est dans la voiture ? Tu dis toujours que les doudous ça doit faire dodo dans le lit jusqu’au soir.
- Nounouche, toi et moi on part à l’aventure.
- Pour de vrai ?!
- Oui ma chérie. Pour de vrai, cette fois.
- Il est où papa ? Il est encore pas là ?
- Ma Ninounette. Mon petit ange. Je sais pas si tu comprends. On va rester un petit peu juste toutes les deux. On va aller se promener. Au bord de la mer. Une aventure entre filles.
- T’es la meilleure maman du monde entier, je t’aime maman !... Mais on rentre quand à la maison ?
- Pas tout de suite ma puce. Il ne faut pas que tu t’inquiètes, j’ai pris toutes tes affaires et tous tes jouets. On va être bien là où on va. Je te le promets.
- Quand on va revenir, il va être là Papa ? Il va encore être méchant ?
- Ma Ninounette. Il est pas méchant ton papa. Il t’aime très fort. Des fois, il est juste un peu grognon...
- D’accord maman. Papa, j’aime pas quand il est grognon. C’est pas gentil. Tu sais, il dit toujours que la bagarre c’est pour jouer. Mais moi j’aime pas beaucoup ce jeu. J’aime pas le jeu quand tu pleures. T’as encore envie de jouer toi ? »
Les larmes retenues jusqu’alors roulaient désormais silencieusement sur ses joues. Faisant disparaître au passage la généreuse couche de fond de teint. Celle qui cachait les teintes rouges et violettes qui habillaient son visage au quotidien. Chloé comprit. Le nœud au fond de sa gorge sembla se dissiper légèrement. Rien qu’un peu. Juste de quoi lui permettre d’exprimer un soupir de soulagement. En jetant un regard dans le rétroviseur central, elle en prit conscience. Sa plus grande force : c’était elles.