« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. »
Ces mots étaient affichés sur un mur de la bibliothèque municipale, à la vue de tous. Du haut de ses huit ans, la petite Nella se triturait les méninges à chercher leur sens. Ce jour-là, son école visitait la bibliothèque en l'honneur de la journée internationale de la langue maternelle ; et depuis leur arrivée sur les lieux, la petite fille n'a pas bougé de devant l'affiche. Elle essayait tant bien que mal de comprendre la signification de ces mots, mais cela s'avérait difficile pour elle. Elle arrivait à lire les phrases mais elles n'avaient aucun sens. Elle lisait mentalement, puis à voix haute ; elle pencha la tête dans tous les sens mais rien n'y fit. Ce charabia était incompréhensible.
A ses yeux, cela ressemblait au discours d'une personne malpolie, peut-être un monsieur qui a trop bu. Pourtant, un monsieur aurait-il encore un maître ? Et puis, pourquoi les adultes mettraient-ils d'aussi vilains mots sur le mur d'une bibliothèque ? D'habitude, les adultes avaient bon goût et choisissaient les phrases avec soin ! Cette simple pancarte suscitait tant de questions en elle, parce qu'elle était une enfant et qu'une enfant se devait de tout découvrir. Elle chercha sa maîtresse pour lui demander le sens des mots sur l'affiche mais cette dernière semblait occupée. Alors, par politesse, elle ne l'approcha pas immédiatement ; elle partit rejoindre ses camarades en se promettant de lui poser ses questions sur le chemin du retour. Pourtant, Nella s'endormit dans le bus scolaire et elle ne put pas chercher ses réponses auprès de son institutrice. En rentrant chez elle, elle oublia l'affiche et s'en retourna à sa vie d'enfant avec ses jeux et ses dessins animés.
Une année entière s'écoula et Nella oublia cette affiche qui l'a tant marquée. Toutes ses interrogations s'étaient tues, et sa vie continua normalement jusqu'à un week-end où elle dût quitter sa petite ville natale. Elle allait passer deux jours chez sa grand-mère maternelle à la capitale. Elle l'aimait bien, sa grand-mère. Grand-mère Brunhilde était une sexagénaire aux cheveux blancs et à la peau pâle, aux yeux ridés et malicieux ; elle sentait toujours la rose et le chocolat. Quand Nella lui rendait visite, elle ne manquait jamais de lui préparer de bons plats. Quelquefois, la petite lui donnait un coup de main, et elles cuisinaient en discutant joyeusement. Toutes deux affectionnaient ces moments et réclamaient plus de temps ensemble au grand damne des parents de Nella. Ce week-end-là, sa grand-mère l'emmena rendre visite à ses amis qui vivaient dans une maison de retraite un peu éloignée de son immeuble. A travers les vitres du taxi qu'elles avaient pris, la fillette explorait la ville des yeux : un salon de thé, des magasins de vêtements, une animalerie, une librairie en coin de rue.... Rien ne lui échappa. Puis vint le moment où la voiture se stoppa, pourtant il n'y avait pas de feu tricolore ; c'était des gens qui brandissaient des pancartes, qui huaient, criaient à pleins poumons.
« - Tsss, ces sales immigrés nous bloquent la route. On va devoir faire un détour, se plaignait le chauffeur d'une voix hargneuse.
-Pourquoi ils crient comme ça, monsieur ? S'enquit la fillette.
-Tout simplement parce qu'ils sont ingrats, petite. Ils ont déjà la chance de ne pas avoir crevé chez eux, on leur a donné un refuge et ils se permettent encore de venir se plaindre comme des ânes. Qu'ils aillent au diable !»
Le ton du conducteur de taxi était si haineux, si méchant que Nella n'essaya plus de continuer la conversation. Au fond d'elle, elle sentait que ce n'était pas tout. Pourquoi ces personnes qu'elle a vues avaient-elles choisi de crier dans la rue ? Et sont-elles vraiment méchantes au point de se faire insulter ? Encore une fois, les questions fusèrent par milliers dans sa tête. Heureusement, un regard de sa grand-mère lui fit comprendre qu'elle obtiendra bientôt des réponses.
Une fois arrivées à destination, Brunhilde et Nella saluèrent la dame de l'accueil et le jardinier avant de se diriger vers la salle principale. Brunhilde rejoignit alors ses vieux amis en tenant sa petite-fille par la main. Cette dernière se retrouva donc avec sa grand-mère, Mamie Myriam et Papy Clément. Myriam et Clément formaient un couple tout à fait charmant. Cette belle bande se dirigea alors vers la salle de lecture qui était vide à cette heure de la journée. Tous prirent place dans les fauteuils mis à disposition. Sur la table basse se trouvait un dépliant dont la couleur était familière à Nella ; il était rouge avec des mots de couleur noire calligraphiés dessus. Elle s'en souvint alors, ces mots étaient les mêmes que ceux affichés à la bibliothèque municipale un an plutôt. Pourtant, même après un an, elle ne parvint pas à les déchiffrer ; même après un an, ses questions restaient les mêmes, et son envie d'obtenir des réponses était encore plus forte.
Sans hésiter cette fois, elle montra l'inscription à sa grand-mère et demanda :
« -Qu'est-ce que ça veut dire, mamie ?
-Ces mots-là ? Ils signifient beaucoup de choses, ma petite. Répondit ladite mamie.
-Comment ça ? Qui est-ce qui les a dit, d'abord ?
-Selon toi, qui a pu les dire ? demanda Mamie Myriam, d'une voix douce, alors que tous observaient l'échange, prêts à satisfaire la curiosité de ce bourgeon humain en train de s'épanouir.
-Je ne sais pas...mais je crois que c'est quelqu'un de méchant.
-Savais-tu que ces mots étaient tirés d'un livre ? La fillette secoua simplement la tête en réponse. Maintenant, tu le sais, et c'est déjà un grand pas si tu veux savoir le pourquoi du comment parce que si tu n'as pas l'histoire, tu ne comprendras pas les mots des personnages. Tu comprends ?
-Non.
-Pourtant c'est simple. Tu vois quand ton papa dit des gros mots ? Est-ce que ça veut dire qu'il est méchant ? Nella secoua la tête pour la troisième fois.
-Il dit des vilains mots quand il se blesse mais il n'est pas méchant.
-Tu comprends maintenant ? Si quelqu'un voyait ton père dire des gros mots sans savoir qu'il s'est blessé, il penserait qu'il est une mauvaise personne. C'est la même chose ici, on ne peut pas dire que la personne qui a dit ça est méchante sans savoir ce qu'elle a traversé, explique Brunhilde.
- Et puis, tu ne trouves pas quelque chose qui cloche avec ces phrases ? Questionna à son tour Papy Clément.
-Bah... ‘'Maître'', bredouilla la fillette avec peu d'assurance.
-Exactement ! C'est un adulte qui parle, non ? Premier hochement de tête. Est-ce qu'un adulte doit avoir un maître ? Elle secoua la tête. Est-ce que cette personne est d'accord pour avoir un maître ? Nella nia de la tête encore une fois.
- Eh bien, elle devait dire de tels mots pour se protéger, tu ne crois pas ?
-C'est peut-être vrai. Mais pourquoi est-ce que des gens les utilisent aussi ? Ils doivent se protéger aussi ?
-Tu sais, tout le monde peut s'exprimer comme il veut. Si on doit utiliser les mots de quelqu'un d'autre pour décrire ses besoins ou sa peine, ou si on doit utiliser d'autres méthodes, ce n'est pas bien grave.
- Même en criant ? demanda la petite, se souvenant des manifestants dans la rue.
-Il faut bien qu'ils se fassent entendre et qu'ils se battent pour ne plus souffrir.
-Tu savais que ta grand-mère était parmi eux, avant ?
-Ah bon ?
-Oui, je sentais que je ne devais pas me conformer à ce qu'on m'ordonnait de faire.»
Dix ans après, cette conversation subsistait encore dans la mémoire de Nella. Elle attrapa sa pancarte et descendit dans la rue pour rejoindre les militants, comme sa grand-mère avant elle. Comme elle, elle allait se retrouver face à des oppresseurs, des gens comme le vieux chauffeur allaient l'insulter; elle allait sûrement se blesser, mais elle n'allait pas capituler parce qu'elle était devenue indomptable.
Ces mots étaient affichés sur un mur de la bibliothèque municipale, à la vue de tous. Du haut de ses huit ans, la petite Nella se triturait les méninges à chercher leur sens. Ce jour-là, son école visitait la bibliothèque en l'honneur de la journée internationale de la langue maternelle ; et depuis leur arrivée sur les lieux, la petite fille n'a pas bougé de devant l'affiche. Elle essayait tant bien que mal de comprendre la signification de ces mots, mais cela s'avérait difficile pour elle. Elle arrivait à lire les phrases mais elles n'avaient aucun sens. Elle lisait mentalement, puis à voix haute ; elle pencha la tête dans tous les sens mais rien n'y fit. Ce charabia était incompréhensible.
A ses yeux, cela ressemblait au discours d'une personne malpolie, peut-être un monsieur qui a trop bu. Pourtant, un monsieur aurait-il encore un maître ? Et puis, pourquoi les adultes mettraient-ils d'aussi vilains mots sur le mur d'une bibliothèque ? D'habitude, les adultes avaient bon goût et choisissaient les phrases avec soin ! Cette simple pancarte suscitait tant de questions en elle, parce qu'elle était une enfant et qu'une enfant se devait de tout découvrir. Elle chercha sa maîtresse pour lui demander le sens des mots sur l'affiche mais cette dernière semblait occupée. Alors, par politesse, elle ne l'approcha pas immédiatement ; elle partit rejoindre ses camarades en se promettant de lui poser ses questions sur le chemin du retour. Pourtant, Nella s'endormit dans le bus scolaire et elle ne put pas chercher ses réponses auprès de son institutrice. En rentrant chez elle, elle oublia l'affiche et s'en retourna à sa vie d'enfant avec ses jeux et ses dessins animés.
Une année entière s'écoula et Nella oublia cette affiche qui l'a tant marquée. Toutes ses interrogations s'étaient tues, et sa vie continua normalement jusqu'à un week-end où elle dût quitter sa petite ville natale. Elle allait passer deux jours chez sa grand-mère maternelle à la capitale. Elle l'aimait bien, sa grand-mère. Grand-mère Brunhilde était une sexagénaire aux cheveux blancs et à la peau pâle, aux yeux ridés et malicieux ; elle sentait toujours la rose et le chocolat. Quand Nella lui rendait visite, elle ne manquait jamais de lui préparer de bons plats. Quelquefois, la petite lui donnait un coup de main, et elles cuisinaient en discutant joyeusement. Toutes deux affectionnaient ces moments et réclamaient plus de temps ensemble au grand damne des parents de Nella. Ce week-end-là, sa grand-mère l'emmena rendre visite à ses amis qui vivaient dans une maison de retraite un peu éloignée de son immeuble. A travers les vitres du taxi qu'elles avaient pris, la fillette explorait la ville des yeux : un salon de thé, des magasins de vêtements, une animalerie, une librairie en coin de rue.... Rien ne lui échappa. Puis vint le moment où la voiture se stoppa, pourtant il n'y avait pas de feu tricolore ; c'était des gens qui brandissaient des pancartes, qui huaient, criaient à pleins poumons.
« - Tsss, ces sales immigrés nous bloquent la route. On va devoir faire un détour, se plaignait le chauffeur d'une voix hargneuse.
-Pourquoi ils crient comme ça, monsieur ? S'enquit la fillette.
-Tout simplement parce qu'ils sont ingrats, petite. Ils ont déjà la chance de ne pas avoir crevé chez eux, on leur a donné un refuge et ils se permettent encore de venir se plaindre comme des ânes. Qu'ils aillent au diable !»
Le ton du conducteur de taxi était si haineux, si méchant que Nella n'essaya plus de continuer la conversation. Au fond d'elle, elle sentait que ce n'était pas tout. Pourquoi ces personnes qu'elle a vues avaient-elles choisi de crier dans la rue ? Et sont-elles vraiment méchantes au point de se faire insulter ? Encore une fois, les questions fusèrent par milliers dans sa tête. Heureusement, un regard de sa grand-mère lui fit comprendre qu'elle obtiendra bientôt des réponses.
Une fois arrivées à destination, Brunhilde et Nella saluèrent la dame de l'accueil et le jardinier avant de se diriger vers la salle principale. Brunhilde rejoignit alors ses vieux amis en tenant sa petite-fille par la main. Cette dernière se retrouva donc avec sa grand-mère, Mamie Myriam et Papy Clément. Myriam et Clément formaient un couple tout à fait charmant. Cette belle bande se dirigea alors vers la salle de lecture qui était vide à cette heure de la journée. Tous prirent place dans les fauteuils mis à disposition. Sur la table basse se trouvait un dépliant dont la couleur était familière à Nella ; il était rouge avec des mots de couleur noire calligraphiés dessus. Elle s'en souvint alors, ces mots étaient les mêmes que ceux affichés à la bibliothèque municipale un an plutôt. Pourtant, même après un an, elle ne parvint pas à les déchiffrer ; même après un an, ses questions restaient les mêmes, et son envie d'obtenir des réponses était encore plus forte.
Sans hésiter cette fois, elle montra l'inscription à sa grand-mère et demanda :
« -Qu'est-ce que ça veut dire, mamie ?
-Ces mots-là ? Ils signifient beaucoup de choses, ma petite. Répondit ladite mamie.
-Comment ça ? Qui est-ce qui les a dit, d'abord ?
-Selon toi, qui a pu les dire ? demanda Mamie Myriam, d'une voix douce, alors que tous observaient l'échange, prêts à satisfaire la curiosité de ce bourgeon humain en train de s'épanouir.
-Je ne sais pas...mais je crois que c'est quelqu'un de méchant.
-Savais-tu que ces mots étaient tirés d'un livre ? La fillette secoua simplement la tête en réponse. Maintenant, tu le sais, et c'est déjà un grand pas si tu veux savoir le pourquoi du comment parce que si tu n'as pas l'histoire, tu ne comprendras pas les mots des personnages. Tu comprends ?
-Non.
-Pourtant c'est simple. Tu vois quand ton papa dit des gros mots ? Est-ce que ça veut dire qu'il est méchant ? Nella secoua la tête pour la troisième fois.
-Il dit des vilains mots quand il se blesse mais il n'est pas méchant.
-Tu comprends maintenant ? Si quelqu'un voyait ton père dire des gros mots sans savoir qu'il s'est blessé, il penserait qu'il est une mauvaise personne. C'est la même chose ici, on ne peut pas dire que la personne qui a dit ça est méchante sans savoir ce qu'elle a traversé, explique Brunhilde.
- Et puis, tu ne trouves pas quelque chose qui cloche avec ces phrases ? Questionna à son tour Papy Clément.
-Bah... ‘'Maître'', bredouilla la fillette avec peu d'assurance.
-Exactement ! C'est un adulte qui parle, non ? Premier hochement de tête. Est-ce qu'un adulte doit avoir un maître ? Elle secoua la tête. Est-ce que cette personne est d'accord pour avoir un maître ? Nella nia de la tête encore une fois.
- Eh bien, elle devait dire de tels mots pour se protéger, tu ne crois pas ?
-C'est peut-être vrai. Mais pourquoi est-ce que des gens les utilisent aussi ? Ils doivent se protéger aussi ?
-Tu sais, tout le monde peut s'exprimer comme il veut. Si on doit utiliser les mots de quelqu'un d'autre pour décrire ses besoins ou sa peine, ou si on doit utiliser d'autres méthodes, ce n'est pas bien grave.
- Même en criant ? demanda la petite, se souvenant des manifestants dans la rue.
-Il faut bien qu'ils se fassent entendre et qu'ils se battent pour ne plus souffrir.
-Tu savais que ta grand-mère était parmi eux, avant ?
-Ah bon ?
-Oui, je sentais que je ne devais pas me conformer à ce qu'on m'ordonnait de faire.»
Dix ans après, cette conversation subsistait encore dans la mémoire de Nella. Elle attrapa sa pancarte et descendit dans la rue pour rejoindre les militants, comme sa grand-mère avant elle. Comme elle, elle allait se retrouver face à des oppresseurs, des gens comme le vieux chauffeur allaient l'insulter; elle allait sûrement se blesser, mais elle n'allait pas capituler parce qu'elle était devenue indomptable.