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Nouvelles - Littérature Générale
Il titubait sous la poussée de la vie, il titubait en allant retirer son argent, en allant faire ses courses, en revenant les boire dans une maison qui jamais n'avait été la sienne. Il n'avait plus de chez lui. Il n'habitait pas le monde, mais le monde le hantait, bruissait autour de lui comme un scandale permanent. Il préférait mourir un peu plus vite tous les jours que de l'entendre trop longtemps.
Il souriait avec candeur quand tout hurlait en lui : la maladie, les coups, la solitude, la lucidité foudroyante. Parfois, il jouait la colère, tentait des caprices. Toujours, il cherchait un regard à inviter sur lui, pour être regardé, malgré tout.
À quatorze ans, son corps lui avait joué un mauvais tour. Fauché dans son innocence, il avait dû supporter l'idée de ne plus remarcher. Il s'était relevé, mais n'avait plus jamais marché comme avant. Il titubait, c'est tout. Et tout était devenu errance ou erreur.
Il avait tracé des années durant un parcours en zigzag peu accessible aux grandes personnes qui avancent en file de gauche ou en file de droite, sur les autoroutes, dans les supermarchés, au cinéma ou au travail.
Il avait projeté ainsi des arabesques sur la carte de ce quartier populaire où il ne tuait rien que son temps. Nul ou presque n'avait su voir ses lignes d'errance, lire entre elles le message de ce vagabond rayonnant.
Il se consumait, s'emplissait de cendres, mais on ne voyait de lui qu'un flamboiement indompté, néanmoins amical.
Météore des débits de boissons, faux braqueur de distributeur automatique de petites coupures, il avait l'art des formules burlesques, passées inaperçues sous les sifflets du percolateur. Il avait eu mille vies ou aucune, tant il en avait inventé pour qui voulait bien les entendre, conteur désenchanté mais attendrissant, payé de sourires, de grandes claques dans le dos, de bocks ou, parfois, de coups de pied aux fesses.
Un soir de soûlerie, il y avait chez lui trois copains, trois compères. Deux d'entre eux avaient joué avec le troisième, deux chats avec une souris, qui la chassent, la capturent, la relâchent, la chassent encore et finalement la tuent. C'était à la vie, ce fut à la mort.
Il n'avait rien fait, lui, il n'avait pas frappé. Il n'aurait même pas pu, à cause de son chancellement, de son bras malhabile, de sa bonhomie habituelle, aussi.
Ce soir de beuverie, ils étaient partis quatre mais étaient revenus trois. Disparu l'ami, disparu le chez lui, soudain changé en tombeau.
Aux assises, il n'avait pas été poursuivi. Les deux autres si, condamnés à dix ans de réclusion criminelle. Aux assises, convoqué comme témoin, il avait dit qu'il s'entendait très bien avec la victime et que celle-ci pourrait d'ailleurs en témoigner elle-même, oubliant fugitivement l'irréversibilité de sa perte.
Aux assises, le public avait ri de ses propos naïfs et de son pas mal assuré. Il était reparti comme il était venu, en titubant.
Avaient suivi les déambulations, les remous, les rixes, les tentatives de repos dans les maisons étrangères, si inhospitalières que l'hôpital en devenait un refuge préférable et parfois nécessaire.
Combien de fois avait-il été malmené, moqué, battu, brûlé ? Après, il montrait ses blessures, les points de suture sur son cuir chevelu, les cheveux coupés ras autour des plaies. Il se racontait assis, pantalon baissé, sur la fonte de la cuisinière à bûches. Il rigolait de l'odeur de sa chair brûlée, il ne pleurait pas.
Il ne voulait pas pleurer. Il souriait toujours, pour ne pas être plaint. Il ne le fut pas souvent. La nuit, s'il s'endormait par accident, il lui arrivait d'être réveillé en sursaut, jeté dehors, et de sentir qu'on était en train d'uriner sur lui.
Il avait été amoureux, il avait eu ses princesses, éclairées par les tubes néon des bars-tabac, elles l'avaient aimé aussi et ensemble ils avaient rêvé qu'ils gagnaient aux jeux de grattage ou de tirage. Un matin, il était venu nous dire qu'il voulait épouser Colette et Colette avait dit qu'elle le voulait aussi. Ils s'étaient dit oui comme ça, en se regardant tendrement. Ils avaient été époux quelques minutes et puis il avait fallu se souvenir que Colette était déjà mariée, mais avec un autre homme, et plus personne n'avait reparlé de cette histoire.
Certains d'entre nous avaient assisté, impuissants, à son éparpillement puis à son effacement. Nous l'avions vu plus faible, moins fanfaron, nous l'avions vu traîner la cirrhose qui déformait son ventre, ne sachant plus quoi dire...
Alors nous avions préféré ne parler que de la pluie et du beau temps, des petits tracas du quotidien plutôt que des gros chagrins de la vie.
Sa mère l'avait vu s'éloigner progressivement, avec des à-coups, des violences.
Toujours présente, aimante et courageuse. Digne. Admirable. Elle avait souffert les tourments de son fils, été malade avec lui, elle était venue chaque jeudi le voir dans le taudis qui abritait sa misère, parmi d'autres éclopés, menteurs, hostiles, voleurs, égarés. Elle ne les craignait pas, elle traversait le feu de leur néant jusqu'à lui, pour le retrouver, son enfant mal grandi. Son fils. Il ne l'avait pas toujours laissé tenir sa main, il ne savait plus accepter son aide, lui qui pensait ne plus rien avoir à donner, à personne.
Il s'était rêvé comptable, mari, père ou bien immortel. Il avait connu des chutes et des résurrections, il avait songé à des cures, il avait fait des projets, avait adopté une jeune chienne, marrante, puis accepté de la laisser partir. Il avait été très seul et puis très entouré, mal, trop souvent.
Il était entré à l'hôpital en 2006, un jour d'arrière-saison. Il savait bien qu'il n'en sortirait pas. Pas de guérison, plus de renouveau. Il avait pu dire à sa mère son amour et ses regrets, une façon de marquer tous les jeudis d'une pierre blanche.
Définitivement.
Avant, le jeudi c'était le jour où il n'y avait pas école, le jour des enfants. Le jeudi, pour elle, sera toute sa vie le jour de son enfant. Il veille peut-être sur elle maintenant, depuis un coin du ciel qu'il ne regardait pas, trop occupé à regarder ses pieds pour ne pas trébucher.
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Pourquoi on a aimé ?
Un hommage vibrant, tendre et épuré, qui évoque le handicap avec pudeur, sans fioritures, le transformant même en personnage à part entière
Pourquoi on a aimé ?
Un hommage vibrant, tendre et épuré, qui évoque le handicap avec pudeur, sans fioritures, le transformant même en personnage à part entière