Il ne valait pas la cartouche

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Nouvelles - Policier & Thriller
L'histoire que vous vous apprêtez à lire ne contient ni pentacle ni fumée. Tirée de mon expérience de médecin légiste, elle a pourtant un mérite : celui d'être une histoire vraie.
 
C'était un froid samedi soir d'hiver. Lorsque le téléphone avait sonné, un ciel noir avait englouti le monde et on entendait contre le carreau le tapotis d'une calme pluie. On avait trouvé un pendu à côté d'un fusil chargé, à la lisière d'un champ quelconque. Le magistrat m'avait semblé mal à l'aise, mais n'avait pas voulu dire pourquoi.
 
Je me garai au bord d'une maigre route de campagne oubliée de l'éclairage public, écrasée entre des champs immenses qui se perdaient dans la nuit. La météo s'était dégradée sur le trajet. L'officier de garde m'avait annoncé qu'il m'emmènerait sur les lieux dans son véhicule.
 
Lorsque je le rencontrai, je notai que ses gestes étaient trop secs pour être qualifiés de calmes.
 
— C'est si difficile d'accès ? demandai-je pour meubler le silence.
— Mes hommes se sont embourbés. Le défunt est sous un mirador de chasse en contrebas, quelque part au milieu des mares de boue.
— Une bonne raison de se suicider ?
— Fin de trentaine solitaire, criblé de dettes, répondit-il, lapidaire.
— Une raison valable de le tuer ?
— Pas la moindre. Aucun casier judiciaire. Un voisin exemplaire.
— Alors pourquoi me faire venir sur place ?
 
Il parut soudain gêné.
 
— On vous a parlé de la sorcière ?
— La sorcière ? répétai-je, intrigué.
— En tout cas elle a tout du personnage.
— Affranchissez-moi.
— Eh bien... Elle s'est présentée au poste spontanément, en début d'après-midi.
— En début d'après-midi ?
— À décharge de l'inspecteur chargé de recueillir sa plainte, elle a déclaré qu'un mort se tenait debout, que des esprits l'en avaient avertie, et que ces esprits étaient en colère.
— Pas la meilleure manière de présenter la chose, en effet, reconnus-je.
— Et encore, je vous épargne les yeux hallucinés, les grimaces et l'odeur de patchouli.
— J'imagine qu'elle a découvert le corps lors d'une innocente cueillette de champignons ?
— Pas du tout. Elle vit à cinquante kilomètres et affirme n'être jamais venue ici. Elle a pourtant indiqué très précisément l'endroit sur la carte. À force d'insister, et plus pour s'en débarrasser qu'autre chose, on a finalement envoyé une patrouille.
 
Le crissement mouillé de pneus et le grognement plaintif du moteur annoncèrent la fin du périple automoteur. Depuis quelques secondes, j'appréhendais le moment où nous ne parviendrons plus à avancer. Nous étions embourbés.
 
— Un lien connu avec le défunt ? suggérai-je, tentant de paraître indifférent à notre situation pour ménager l'orgueil de l'officier.
— Aucun de connu, soupira-t-il, penaud. Une équipe s'est rendue au domicile. Rien qui puisse le relier à elle.
— Du coup, privée de liberté ou pas ?
 
Dehors, la puissante lumière de nos phares semblait vaine, ne dévoilant que des monceaux de terre d'une terre éventrée par l'homme.
 
— Quelqu'un qui a quelque chose à se reprocher serait-il venu nous rapporter le décès ? finit-il par répondre à mi-voix.
— Je vous l'accorde.
— En fait, on n'a rien de... raisonnable contre elle.
— À condition d'admettre l'existence des esprits...
 
Ma tête manqua de transpercer le plafond de la voiture. On venait de frapper à la vitre. Dehors, un grand policier chauve au visage maigre, le regard hostile, ruisselant d'eau, me regardait comme un spectre vengeur. On le fit entrer à l'arrière.
 
— Du nouveau ? demanda l'officier
— Notre homme est toujours mort... répondit-il laconiquement.
— À votre avis, pourquoi a-t-il choisi cet endroit ? les interrompis-je aussitôt.
— Il était chasseur..., répondit l'officier.
— Braconnier..., corrigea le grand chauve. Il tuait les rouges-gorges pour le plaisir. C'est ce que la sorcière a dit.
 
J'avais pour habitude de ne jamais prendre les morts en pitié, mais de ne jamais les juger non plus. Une main lave l'autre...
 
— Elle était là ? commentai-je, vaguement étonné.
— Elle est venue tout à l'heure. Elle disait devoir accomplir un rituel, pour apaiser les esprits...
— Vous l'avez laissée toucher au mort ?
— Elle ne s'est pas approchée à moins de trois mètres. Elle a... dansé... et chanté. Je vous avoue que je n'étais pas à l'aise. Mais puisqu'elle ne faisait objectivement rien de mal, j'ai laissé faire.
— Où est-elle maintenant ? intervint l'officier.
— Je l'ignore. Elle est partie il y a deux heures, en nous conseillant de faire de même, sous peine de finir coincés.
— Une femme de bon sens finalement, fis-je remarquer.
— Elle a dit aussi que le passage du docteur n'y changerait rien.
 
Il en fallait plus pour m'impressionner. Le bon sens seul suffisait à prédire qu'un médecin passerait constater le décès.
 
— Le cadavre vous attend sous le mirador docteur, ajouta le chauve. Mon collègue le garde. D'ailleurs, j'en profite pour demander à sa place : pourriez-vous le voir seul ? Il vous en serait reconnaissant.
— Pas de problème.
 
À vrai dire je l'espérais. Comme toutes les natures mortes, les défunts, pudiques, ne se dévoilaient tout à fait que dans un recueillement solitaire.
 
— Une dernière chose, docteur... m'interrompit l'officier alors que j'ouvrais la porte.
— Le fusil chargé. Vous vous demandez pourquoi ? devinai-je sans mal.
— Oui.
— Certains hésitent jusqu'au bout pour la méthode, répondis-je, blasé, en fermant la porte.
 
Sous la maigre lumière de ma lampe frontale, le mort se tenait droit comme un « I » dans la tempête, la tête inclinée en avant, les yeux mi-clos. Comme s'il s'inclinait face à la forêt. La longueur de la corde le plaçait presque à ma hauteur. Il me surplombait d'une tête comme un sinistre géant. Je pris les quelques rares notes et mesures qui justifiaient ma venue ici. L'examen détaillé du cadavre attendrait une pièce bien éclairée. Il était grand et athlétique. La disproportion de force majeure nécessaire pour une pendaison forcée par un seul agresseur était improbable, à moins d'un empoisonnement ou de la menace d'une arme. La méthode de pendaison lui était physiquement accessible. Il n'y avait aucun signe évident de violence. Tout indiquait une pendaison classique, à une exception près.
 
En regardant la face interne de ses lèvres pour m'assurer de l'absence de signe de suffocation, je découvris entre ses incisives un morceau de papier grossièrement plié. Je l'en tirai délicatement et le dépliai en prenant soin de l'abriter de la pluie, à genoux. Il s'agissait d'une page arrachée d'un manuel d'ornithologie.
 
Cette confiance le perd trop souvent. Il n'est pas d'animal qui tombe plus facilement dans les pièges les plus simples ou sous la griffe des chats. Et, ainsi que vous le devinez déjà sans doute, il n'en est guère dont la race soit plus férocement massacrée. Seul le stupide plaisir de tuer pour tuer est ici en cause. Car le rouge-gorge n'a pour lui que la gentillesse et son utilité, tandis que comme gibier il ne vaut rien. Sa chair est, paraît-il, assez amère ; et si l'on songe que son corps plumé pèse cinq ou six grammes, on voit quel beau profit son meurtre peut rapporter... Aussi n'est-ce pas au fusil qu'on le détruit le plus, car il ne vaut pas la cartouche, mais au filet... 
 
« IL NE VALAIT PAS LA CARTOUCHE ! »
 
Je relevai violemment la tête. Ce cri terrible venait de jaillir de la forêt.
 
Mais je ne vis ni n'entendis plus rien par la suite.
 
Plus tard, l'enquête ne révéla aucun élément suspect et il fut établi que la sorcière avait bel et bien regagné son domicile avant mon arrivée. Aussi, je dus finalement admettre, ainsi que je l'avais pressenti cette nuit-là, seul et à genoux sous les cieux déchaînés, seulement armé de ma lampe frontale, qu'il y avait en ce monde bien des choses obscures qui échapperont toujours au mince faisceau de lumière de la raison.  

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