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Tout ce que je sais, on me l'a raconté.
Le vacarme venu des entrailles de la terre, écrasement de tôles, crissement des rails tordus, hurlements de bêtes piégées quand elles pouvaient encore émettre un son et puis le silence, celui qu'on appelle de mort. Les oiseaux soudain muets, effrayés, habitués qu'ils étaient au calme de la forêt environnante. Les vaches détournant leur doux regard devant la scène d'apocalypse. Dans les fermes voisines, chiens et basse-cour à l'arrêt afin d'honorer les morts et respecter les blessés.
Envahissant l'espace, les odeurs. Remugles de la mort aux aguets. Le sang âpre s'écoulant des veines broyées, le caoutchouc brûlé et les fumées acides de l'incendie qui commençait à prendre dans la voiture 16. La mienne.
Le souffle avait imposé aux blés de se coucher, soumis qu'ils étaient aux retombées de ferrailles mêlées de scories, noircissant tout ce qui, l'instant d'avant, rayonnait de tendre verdure.
11 heures 25. Mon train avait percuté un autre train qui menait d'autres personnes vers leur quotidien ou la promesse de dépaysements. Des gens ordinaires, hommes, femmes et enfants de toutes conditions. La faucheuse frappe à l'aveugle. Plus de cent décès et le double de fracassés. Dont moi.
C'est ce que les journaux avaient écrit. Pour ma part, je ne savais rien.
J'avais entamé un long voyage dans les limbes, reprenant conscience un mois après l'accident. Trente jours de coma, tiraillé entre mes ancêtres qui m'appelaient de l'autre côté. Ma grand-mère surtout, son sourire édenté et son tablier à fleurs. Et ici-bas, la noria des médecins qui ne donnaient pas cher de ma peau – « dans son état, il vaudrait mieux qu'on le débranche », avais-je cru entendre, mais c'était peut-être un tour joué par un méchant lutin.
Trente jours et trente nuits dans ce no man's land où l'on n'est plus un homme et pas encore un esprit. Suspendu au-dessus de nulle part.
Cet entre-deux ne convenait pas à ma nature. Un beau matin, j'ai ouvert les yeux sur les néons crus de ma chambre. Le rayon vert des engins auxquels j'étais relié se mit à tressauter dans un infernal cliquetis de bips suraigus. Une alarme s'est déclenchée. J'avais choisi de vivre et je voulais que ça se sache, ignorant ce qui m'attendait de ce côté du miroir.
Dans le couloir, l'agitation était à son comble – « Il est réveillé ! » C'est drôle comme l'évidence matinale du commun des mortels peut revêtir un costume de fête quand on n'y croit plus. Il est réveillé, qu'on se le dise ! Le corps médical s'affairait, laissant deviner un tumulte de surprise mêlé d'espoir.
Je n'étais pas brillant pour autant, cherchant ma jambe droite sous les boudins boursouflés de mes bandages. Une poulie maintenait la gauche en équilibre au-dessus du lit et je distinguais à peine les contours floutés de la pièce. Ma tête en étau me faisait un mal de chien, un marteau-piqueur se plaisait à marteler mes tempes et mes paupières en feu mais aucun mot ne sortait de ma bouche. Les sons parvenaient à mon cerveau embué, ouatés et confus. Le sabir étranger d'une étrange contrée.
La première infirmière qui entra affichait un sourire étiré. Je priais pour qu'elle laisse à la porte ce rictus figé qui me faisait craindre le pire. D'un pas assuré accourut alors le patron qu'on avait dû appeler en urgence, blouse blanche ouverte sur sa chemise bleue. Le staff le suivait, suspendu à son verdict. Je ne comprenais rien de ce qu'il disait. J'apercevais seulement ses lèvres s'agiter et son index pointé ici et encore là, sur ce qui restait de mon pauvre corps.
La période qui suivit s'appelle rééducation. Il s'agit de tout réapprendre. On ne se rend pas compte du nombre de gestes qu'il faut faire, ou ne pas faire, pour vivre. Le plus petit millimètre gagné sur l'ennemi peut éclairer l'instant comme un recul, voire une stagnation, nous fait replonger dans les ténèbres. Ce qu'il faut de persévérance et de courage ! Parfois de l'audace, et beaucoup de dérision.
Lorsque j'ai compris que je ne devais plus chercher ma jambe droite restée dans les décombres de la voiture 16, j'ai encaissé le coup. Ce n'était pas fini. A l'hôpital, on sait distiller les informations au compte-gouttes. Tous les jours, une nouvelle, comme ces calendriers de l'avent. Une surprise chaque matin.
Ma vue aussi avait morflé dans l'accident et je devrai à l'avenir contempler le monde à travers un prisme vaporeux. Je me souvenais de ce photographe en vogue et ses clichés de jeunes filles dans la brume rosée de l'aurore. Mais je ne connaissais rien à la photo. J'étais un athlète de haut niveau. Spécialisé dans le biathlon. Ski de fond et tir à la carabine. Avec un membre inférieur aux oubliettes, l'autre bancal et le regard brouillé, mon avenir était derrière moi.
La mémoire me revenait peu à peu. Le drame restait plongé dans un trou noir mais je glanais certaines bribes du temps d'avant. Ainsi j'avais pris ce train en vue de préparer une compétition d'importance en haute montagne. Internationale peut-être.
Je me mis à pleurer. De douces larmes tièdes qui brouillaient un peu plus les contours estompés de ma chambre puis les sanglots inextinguibles d'un orphelin seul au monde.
Dans la force de l'âge et bien bâti, j'étais la coqueluche de l'équipe, promis au podium. Sportif aux muscles d'acier, aguerri aux épreuves d'endurance dans des conditions extrêmes, habitué des concours et avide de performances, je comparais l'homme d'avant tourné vers sa seule réussite au mépris des autres à ce demi-corps entamé et meurtri. Flasque et inutile.
Avant j'étais un bourreau des cœurs, écartant sans ménagement les damoiselles énamourées lorsque venait le temps des entraînements intensifs. Briguant la première place, il me fallait repousser les surmenages inutiles.
Après le drame, l'ange déchu sur son lit d'hôpital n'osait regarder sa jambe gauche accrochée dans le vide, qui lui donnait l'air d'un pantin désarticulé, ni le moignon de la droite. Pas plus son ventre mou ni son sexe amorphe.
Lorsque j'ai fini d'assécher l'océan de mes larmes, apaisé mon cœur et mon esprit, les spasmes du désespoir atténués, je m'étais posé la seule question qui vaille : voulais-je vivre ou mourir ? Tout sauf vivoter. Vivre signifiait se battre. Garder la tête haute. Courage, confiance et dignité. Un programme pour le reste de mes jours. Un défi pour chaque instant. Remporter la plus belle des courses, celle de la vie, un beau projet.
Si j'avais émergé de ce long coma, c'était un signe. Un clin d'œil du destin. « Remue-toi, montre-nous de quoi tu es capable, jette-toi dans l'épreuve (jamais ce mot n'avait revêtu tant de sens), arrache la médaille d'or avec les dents, le trophée avec tes tripes ! »
La kiné m'avait expliqué la nécessité de faire son deuil avant de renaître. Elle avait su peser les mots, les enrubanner de son accent chantant, les égayer de son plus beau sourire. Celui de l'espérance.
J'étais en train d'éclore.
Aujourd'hui je suis rentré chez moi, un appartement en rez-de-jardin aménagé d'une salle de sport où je remuscle mes bras et ma jambe gauche. La droite est équipée d'une prothèse légère et efficace. Je m'y suis bien adapté. Chaque matin apporte son lot de surprises. Ainsi ma vision s'améliore un peu tous les jours.
C'est que j'ai de bien jolis paysages devant les yeux : les sommets enneigés de la Chartreuse qui, au printemps, deviennent symphonie de jaune et rose nuancés d'opale. Lorsque les forsythias font la nique aux prunus.
Et les courbes parfaites de ma femme qui est aussi ma kiné attitrée. Elle m'entraîne en vue des prochains jeux paralympiques. Prenant soin de mon corps et de mon âme avec indulgence et fermeté. Irradiant la maison de son charmant sourire et de sa voix chantante.
Mais le plus beau spectacle qui m'est offert, c'est l'arrondi de son ventre.
Chaque matin est une surprise.
Le vacarme venu des entrailles de la terre, écrasement de tôles, crissement des rails tordus, hurlements de bêtes piégées quand elles pouvaient encore émettre un son et puis le silence, celui qu'on appelle de mort. Les oiseaux soudain muets, effrayés, habitués qu'ils étaient au calme de la forêt environnante. Les vaches détournant leur doux regard devant la scène d'apocalypse. Dans les fermes voisines, chiens et basse-cour à l'arrêt afin d'honorer les morts et respecter les blessés.
Envahissant l'espace, les odeurs. Remugles de la mort aux aguets. Le sang âpre s'écoulant des veines broyées, le caoutchouc brûlé et les fumées acides de l'incendie qui commençait à prendre dans la voiture 16. La mienne.
Le souffle avait imposé aux blés de se coucher, soumis qu'ils étaient aux retombées de ferrailles mêlées de scories, noircissant tout ce qui, l'instant d'avant, rayonnait de tendre verdure.
11 heures 25. Mon train avait percuté un autre train qui menait d'autres personnes vers leur quotidien ou la promesse de dépaysements. Des gens ordinaires, hommes, femmes et enfants de toutes conditions. La faucheuse frappe à l'aveugle. Plus de cent décès et le double de fracassés. Dont moi.
C'est ce que les journaux avaient écrit. Pour ma part, je ne savais rien.
J'avais entamé un long voyage dans les limbes, reprenant conscience un mois après l'accident. Trente jours de coma, tiraillé entre mes ancêtres qui m'appelaient de l'autre côté. Ma grand-mère surtout, son sourire édenté et son tablier à fleurs. Et ici-bas, la noria des médecins qui ne donnaient pas cher de ma peau – « dans son état, il vaudrait mieux qu'on le débranche », avais-je cru entendre, mais c'était peut-être un tour joué par un méchant lutin.
Trente jours et trente nuits dans ce no man's land où l'on n'est plus un homme et pas encore un esprit. Suspendu au-dessus de nulle part.
Cet entre-deux ne convenait pas à ma nature. Un beau matin, j'ai ouvert les yeux sur les néons crus de ma chambre. Le rayon vert des engins auxquels j'étais relié se mit à tressauter dans un infernal cliquetis de bips suraigus. Une alarme s'est déclenchée. J'avais choisi de vivre et je voulais que ça se sache, ignorant ce qui m'attendait de ce côté du miroir.
Dans le couloir, l'agitation était à son comble – « Il est réveillé ! » C'est drôle comme l'évidence matinale du commun des mortels peut revêtir un costume de fête quand on n'y croit plus. Il est réveillé, qu'on se le dise ! Le corps médical s'affairait, laissant deviner un tumulte de surprise mêlé d'espoir.
Je n'étais pas brillant pour autant, cherchant ma jambe droite sous les boudins boursouflés de mes bandages. Une poulie maintenait la gauche en équilibre au-dessus du lit et je distinguais à peine les contours floutés de la pièce. Ma tête en étau me faisait un mal de chien, un marteau-piqueur se plaisait à marteler mes tempes et mes paupières en feu mais aucun mot ne sortait de ma bouche. Les sons parvenaient à mon cerveau embué, ouatés et confus. Le sabir étranger d'une étrange contrée.
La première infirmière qui entra affichait un sourire étiré. Je priais pour qu'elle laisse à la porte ce rictus figé qui me faisait craindre le pire. D'un pas assuré accourut alors le patron qu'on avait dû appeler en urgence, blouse blanche ouverte sur sa chemise bleue. Le staff le suivait, suspendu à son verdict. Je ne comprenais rien de ce qu'il disait. J'apercevais seulement ses lèvres s'agiter et son index pointé ici et encore là, sur ce qui restait de mon pauvre corps.
La période qui suivit s'appelle rééducation. Il s'agit de tout réapprendre. On ne se rend pas compte du nombre de gestes qu'il faut faire, ou ne pas faire, pour vivre. Le plus petit millimètre gagné sur l'ennemi peut éclairer l'instant comme un recul, voire une stagnation, nous fait replonger dans les ténèbres. Ce qu'il faut de persévérance et de courage ! Parfois de l'audace, et beaucoup de dérision.
Lorsque j'ai compris que je ne devais plus chercher ma jambe droite restée dans les décombres de la voiture 16, j'ai encaissé le coup. Ce n'était pas fini. A l'hôpital, on sait distiller les informations au compte-gouttes. Tous les jours, une nouvelle, comme ces calendriers de l'avent. Une surprise chaque matin.
Ma vue aussi avait morflé dans l'accident et je devrai à l'avenir contempler le monde à travers un prisme vaporeux. Je me souvenais de ce photographe en vogue et ses clichés de jeunes filles dans la brume rosée de l'aurore. Mais je ne connaissais rien à la photo. J'étais un athlète de haut niveau. Spécialisé dans le biathlon. Ski de fond et tir à la carabine. Avec un membre inférieur aux oubliettes, l'autre bancal et le regard brouillé, mon avenir était derrière moi.
La mémoire me revenait peu à peu. Le drame restait plongé dans un trou noir mais je glanais certaines bribes du temps d'avant. Ainsi j'avais pris ce train en vue de préparer une compétition d'importance en haute montagne. Internationale peut-être.
Je me mis à pleurer. De douces larmes tièdes qui brouillaient un peu plus les contours estompés de ma chambre puis les sanglots inextinguibles d'un orphelin seul au monde.
Dans la force de l'âge et bien bâti, j'étais la coqueluche de l'équipe, promis au podium. Sportif aux muscles d'acier, aguerri aux épreuves d'endurance dans des conditions extrêmes, habitué des concours et avide de performances, je comparais l'homme d'avant tourné vers sa seule réussite au mépris des autres à ce demi-corps entamé et meurtri. Flasque et inutile.
Avant j'étais un bourreau des cœurs, écartant sans ménagement les damoiselles énamourées lorsque venait le temps des entraînements intensifs. Briguant la première place, il me fallait repousser les surmenages inutiles.
Après le drame, l'ange déchu sur son lit d'hôpital n'osait regarder sa jambe gauche accrochée dans le vide, qui lui donnait l'air d'un pantin désarticulé, ni le moignon de la droite. Pas plus son ventre mou ni son sexe amorphe.
Lorsque j'ai fini d'assécher l'océan de mes larmes, apaisé mon cœur et mon esprit, les spasmes du désespoir atténués, je m'étais posé la seule question qui vaille : voulais-je vivre ou mourir ? Tout sauf vivoter. Vivre signifiait se battre. Garder la tête haute. Courage, confiance et dignité. Un programme pour le reste de mes jours. Un défi pour chaque instant. Remporter la plus belle des courses, celle de la vie, un beau projet.
Si j'avais émergé de ce long coma, c'était un signe. Un clin d'œil du destin. « Remue-toi, montre-nous de quoi tu es capable, jette-toi dans l'épreuve (jamais ce mot n'avait revêtu tant de sens), arrache la médaille d'or avec les dents, le trophée avec tes tripes ! »
La kiné m'avait expliqué la nécessité de faire son deuil avant de renaître. Elle avait su peser les mots, les enrubanner de son accent chantant, les égayer de son plus beau sourire. Celui de l'espérance.
J'étais en train d'éclore.
Aujourd'hui je suis rentré chez moi, un appartement en rez-de-jardin aménagé d'une salle de sport où je remuscle mes bras et ma jambe gauche. La droite est équipée d'une prothèse légère et efficace. Je m'y suis bien adapté. Chaque matin apporte son lot de surprises. Ainsi ma vision s'améliore un peu tous les jours.
C'est que j'ai de bien jolis paysages devant les yeux : les sommets enneigés de la Chartreuse qui, au printemps, deviennent symphonie de jaune et rose nuancés d'opale. Lorsque les forsythias font la nique aux prunus.
Et les courbes parfaites de ma femme qui est aussi ma kiné attitrée. Elle m'entraîne en vue des prochains jeux paralympiques. Prenant soin de mon corps et de mon âme avec indulgence et fermeté. Irradiant la maison de son charmant sourire et de sa voix chantante.
Mais le plus beau spectacle qui m'est offert, c'est l'arrondi de son ventre.
Chaque matin est une surprise.
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