Je suis assise, en équilibre sur une montagne de débris. Mes pieds pendent dans le vide sans que la perspective d'une chute ne m'inquiète. Le froid engourdit mes membres gelés à travers la fine couche de mes vêtements.
D'un œil distrait, j'observe les gouttes qui s'écrasent sur le petit cahier que je tiens fermement. Il pleut aujourd'hui. À moins que ce ne soit mes larmes, intarissables, qui aient repris leur chemin le long de mes joues ? Le goût salé sur mes lèvres me prouve que j'ai raison. Pourtant, je ne suis pas la seule à pleurer. Le ciel aussi gronde, partageant ma douleur.
Lentement, mes yeux dérivent sur le carnet posé sur mes genoux. La pluie a déjà commencé son travail, effaçant la trace de ma peine sans pour autant jamais vraiment la supprimer. Je ne m'en soucie pas. D'une main tremblante, je reprends mon stylo et à nouveau, je me replonge dans les abîmes de mon esprit.
Hier encore, les rires joyeux des enfants égayaient les marchés.
Aujourd'hui, les sourires ont laissé place aux larmes, la joie au désespoir.
Les mots sortent de ma plume pour s'envoler avec les âmes de ceux qui ne sont plus. Le grattement de ma mine fait écho au grondement sourd du tonnerre. C'est étrange. Il semble presque que la Terre elle-même ressent notre peine et pleure nos morts. Captivée, j'observe les gouttes se mêler à mes larmes pour ne former plus qu'une, avant de s'échouer sur le papier mouillé, estompant l'encre et soulageant mon cœur en même temps.
Hier encore, le soleil illuminait la ville et faisait ressortir cet éclat de vie si singulier dans les yeux de chacun.
Aujourd'hui, l'ombre de la mort semble planer sur ce qu'il en reste.
Alors j'écris, pour me souvenir, pour oublier, pour tous ceux qui nous ont quittés aujourd'hui.
Je couche sur le papier ma peine, et toutes ces émotions que je ressens mais que je ne saurai nommer.
Car les mots qu'on ne prononce pas sont les plus forts.
Ils font chavirer les âmes et renversent les esprits.
Ils laissent une trace. A jamais.
Pensées torturées
Mots gravés dans le fer
Éternels.
Autour de moi, les hommes courent toujours ; sans se soucier de mon être égaré, si loin de la vie et pourtant rejeté par la mort. Ils viennent du monde entier, je le sais. Sur leur dos, un mot revient : « secours ».
Hier, j'aurais certainement ri si l'on m'avait dit ça. Aujourd'hui, je ne dis rien.
Il n'y a que dans l'horreur que la haine disparaît et laisse place à l'entraide.
Alors j'observe les points jaunes, rouges, bleus et blancs qui se meuvent. Mon cœur, lui, broie du noir.
Parfois un cri d'espoir retentit. Puis d'autres. Bientôt une acclamation.
Pour chacune, je couche un trait sur le papier, pour me rappeler qu'il reste de l'espoir. Une preuve que demain sera fait d'un autre monde.
Un monde sans lui, cet homme qui est entré dans ma vie aussi vite qu'il en est sorti, mais qui m'a appris ce qu'était l'amour, le vrai, celui avec un grand A.
Un monde sans eux, ces gens qui chaque jour me donnaient le sourire.
Ma mère, mon cousin, la petite fille de l'école primaire, le vieux boulanger à l'allure bourrue mais au cœur tendre, tant de gens qui sont morts...
Alors oui, demain sera fait d'un nouveau monde marqué par le deuil, mais qui apprendra à se reconstruire.
Mon regard se pose sur une feuille de journal qui dérive non loin de moi. En grosses lettres, le titre me glace le sang. Un mot, des milliers de morts.
Séisme.
La douleur lancinante qui me foudroie est réelle. Et ce n'est pas la petite cicatrice fraîchement cousue dans mon bras qui me l'inflige.
Je sens mon corps trembler, au même rythme que la pluie et les larmes s'échouent sur mes lèvres, comme si les secousses n'avaient jamais cessé.
Alors je hurle, une dernière fois. Je hurle pour la planète, je hurle pour la Turquie, je hurle pour tous ceux qui sont morts et qui n'ont pas pu le faire.
Le froid engourdit mes membres, la pluie perce ma peau pour laisser une trace, indélébile, qui restera, comme la petite cicatrice sur mon bras. Vous savez, une de ces traces qui font mal, comme un couteau qu'on retournerait dans une plaie.
Mais à travers ce gouffre qui se creuse dans ma poitrine, j'aperçois une lueur de lumière, d'espoir qui doucement grandit, s'imprègne de mon âme et embaume mon cœur. Elle prend peu à peu de l'importance, s'insère entre les rouages de ma mémoire, toujours plus grande, toujours plus forte.
Cette lueur de clarté, elle sort de cette cicatrice, gravée à jamais dans ma peau. Elle sort aussi de cette plaie, inscrite pour toujours dans mon âme. C'est un vent d'espoir, qui lentement s'insuffle en moi.
Et seulement là je comprends. Je comprends que même s'ils nous ont quittés, ils resteront pour toujours dans la vie avec nous, par delà nos souvenirs et à travers nos yeux.
Car la trace qu'ils ont laissée dans nos êtres, elle, est plus forte que n'importe quelle intempérie, que n'importe quelle épreuve, que le temps et la mort eux-mêmes.
Alors doucement, je porte ma main à mon cœur. Je n'ai plus peur d'affronter l'avenir, je n'ai plus peur de faire face à la réalité. Parce qu'aujourd'hui, je le sais, la trace de leur amour restera immortellement en moi.
Chaque fin annonce un nouveau départ.
Et la leur créera le notre.
Dans le ciel, un rayon de soleil perce les nuages qui règnent depuis des heures.
Alors, mon stylo se pose une dernière fois sur le papier et doucement j'inscris ce jour.
Jour d'horreur, de deuil et de souffrance.
Jour d'espoir, d'entraide et de renouveau.
Puis je me lève, et me retourne, tournant le dos au passé et faisant face à l'avenir.
Mes doigts viennent lâcher la feuille qui prenait racine dans ma paume.
Je l'observe, qui se déploie, qui s'envole, qui part tourbillonner avec les effluves du passé.
Cette petite feuille de papier, pourtant si innocente, emmène avec elle la trace de ma souffrance, de ma peine, et de mon amour. La trace de mon deuil...
Mais surtout, elle emmène avec elle la date et le lieu de ce jour funeste qui restera à jamais dans mon esprit.
06 février 2023, Turquie.