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En te perdant, j'ai tout perdu.
Sans toi, mon âme est morte. Plus rien en moi qui bouge ni respire.
Reste ce corps, qui me tyrannise. Qui se manifeste encore et encore. Qui n'a pas compris qu'il ne sert plus à rien. Qu'il devrait, lui aussi, s'arrêter de respirer, se coucher pour ne plus se relever. Mais non, il réclame son dû, machine obstinée qui veut continuer la route sans conducteur.
Mais mon corps, je le connais. Je sais ce qu'il redoute et ce dont il a besoin. La faim et la soif, c'est évident. Mais plus encore, le froid, qui est son grand ennemi.
Alors, je décide de lui faire mesurer à quel point il est vain de continuer quand l'essentiel a disparu. Je vais l'ensevelir dans l'hiver. Lui faire habiter la morte-saison. Voilà l'enjeu : mon corps résiste et il anesthésie ma douleur, ou c'est elle qui gagne et elle le brise. Ça me paraît un duel, disons, assez humain.
Pour ce dernier combat, je sais où aller. Même s'il y a plus de vingt ans que je ne suis pas remontée dans ce pays de gueux, au vent fou, au sol labouré de pluies obsédantes. Nulle âme dans ces lieux inhospitaliers. Au fond des Ardennes, dans la cabane de trappeur de mon grand-père.
Vais-je seulement retrouver le chemin ? Me perdre ne serait pas un désastre. Malgré tout, je prépare méthodiquement mon expédition. De l'eau d'abord, la vieille citerne doit être inutilisable. De la lumière, allumettes, torches, grosse lampe tempête : pas de raccordement au réseau électrique, évidemment. Duvets, gros pulls, bottes de neige. Nourriture de base pour trois mois. C'est le temps que je nous accorde.
***
Il me faut plus de dix heures pour arriver sur le plateau des Hauts-Buttés. La nuit est tombée, impossible d'aller plus loin. Je dors dans la voiture. Un froid brutal cogne aux vitres. Enroulée dans mon duvet, je sens que déjà mon corps se rebelle. Il grelotte. Il voudrait s'abandonner au sommeil mais ma douleur veille.
L'aube plombée de décembre se lève. Je repars. Carte d'état-major. Repérages. Trois heures de fausses pistes sur des chemins de pierrailles coupantes comme du verre, et la voilà, la cabane. Sombre. Tassée. Tapie comme un animal blessé. Nul risque qu'elle ait été squattée. La plus proche habitation, une ancienne auberge, est à plusieurs kilomètres.
Une lumière indécise noie les lieux. La clairière a disparu. Rongée par les buissons sauvages. La porte résiste, gonflée par des années de gel. Elle finit par s'ouvrir sur sa pièce unique. L'échelle raide qui mène à l'étage projette son ombre hostile. Le gros poêle de fonte est là, noir comme la nuit.
Je ramasse à la hâte un fagot de petit bois. Le feu prend, mais très vite, ça fume, ça refoule. Quelque chose obstrue le conduit. Pour ne pas m'asphyxier, j'ouvre porte et fenêtres. J'entreprends de démonter les tuyaux. C'est lourd. Des paquets de suie dégringolent. Les bestioles qui en ont pris à leur aise détalent de partout. Après des heures de travail acharné, les tuyaux sont à peu près nettoyés. Nouvel essai. Nouvel échec. C'est dans la cheminée que c'est bouché. J'explore l'appentis à la recherche de matériel pour ramoner.
Il fait trop sombre à présent pour monter sur le toit. Épuisée, sale, je passe une deuxième nuit dans la voiture. Sardines et biscottes. L'eau que je bois est si glacée qu'elle me paralyse jusqu'à l'os. Sommeil refoulé.
Matin terne. La pluie menace. Je dois dégager le conduit avant qu'elle ne tombe. Sur le toit, les ardoises craquent. Je fais coulisser le hérisson. Je déblaie. Je m'acharne. Un nid de bestioles quasi cimenté finit par tomber.
Enfin je peux allumer le poêle. Un feu maigre fait miroiter la vitre. Il faudra des jours pour réchauffer la panse de ce titan, mais en attendant il peut me chauffer un peu d'eau. Bientôt un thé noir très fort fume entre mes mains. J'inhale sa vapeur brûlante. À la première gorgée, une chaleur cruellement réconfortante me bouleverse tout le corps. Des larmes de douceur me montent aux yeux. Je les refoule. Depuis ta mort, je fais obstinément barrage aux larmes. Je ne veux pas que mon chagrin s'échappe avec elles, je refuse d'en perdre une miette. Je veux tout consommer et m'étouffer avec.
***
Chaque matin, je coche les jours sur la couverture d'un vieux bouquin et je les relie par groupe de cinq. Pendant treize jours, jusqu'à ce que la cabane soit à peu près habitable, je dors dans la voiture calfeutrée sous l'appentis. Je suis épuisée, sale, glacée, affamée. Une pluie enragée me talonne sans relâche. Le soir, je ne parviens plus à refouler le sommeil. Je sombre, des heures entières durant lesquelles il jette l'oubli sur ma peine. Répit que le corps m'accorde.
J'ai établi une liste de travaux quotidiens à faire et je m'y tiens. Je marche deux à trois heures pour ramener des fagots, je défriche la clairière, j'arrache les souches, je nettoie l'appentis, je colmate les fissures de la cabane. Dans un vieux tonneau rouillé, dont j'ai fait un brasero, je brûle les ronces, les branchages, les déchets.
Chaque soir, je suis plus éreintée que la veille. Désormais, mon corps grince sous sa charge de souffrance. Articulations, tendons, tout est douloureux. Le travail de forçat que je m'impose déchire ses fibres les plus oubliées. J'ai les ongles cassés, les doigts griffés, les cheveux emmêlés. Une sauvageonne pour ne pas dire une souillon.
Enfin, je décide une trêve. Je remonte du torrent quatre seaux d'eau. Je récure un large baquet. J'y verse l'eau bouillante. Entre le poêle chauffé à blanc et la pierre à eau, je me lave, de la tête aux pieds. Décapage en règle. Friction vigoureuse. Vêtements propres. Ce que mon corps me donne, je lui rends, c'est de bonne guerre.
***
J'ai maigri. Mes omoplates saillent sous mon pull. Mon corps commence à accepter la frugalité. À réparer la fatigue. Le froid reste son principal ennemi. Quand la lune est claire, je regarde, depuis mon châlit, les déplacements furtifs du peuple de la nuit. La vie sauvage palpite autour de moi. Blaireaux, renards, chevreuils. J'essaie de lire leurs traces.
Je ne quitte jamais la maison sans allumer la lampe tempête derrière l'œil-de-bœuf, comme un phare, comme un signe, même si c'est illusoire, pour être sûre de revenir. Un soir, en contrebas, dans le crayonnage des ramures nues, j'aperçois une autre lampe derrière une autre fenêtre. Quelqu'un veille dans l'ancienne auberge. Réconfort inattendu dans cette solitude violente. À nouveau, les larmes se présentent. Refoulées.
***
Janvier est à son mi-temps quand la neige arrive. Elle est tombée toute la nuit et tombe sans relâche durant sept jours. Je sais qu'elle est là pour longtemps. Pincement d'angoisse. Et si elle allait m'ensevelir ?
Les semaines suivantes se confondent dans cette blancheur feutrée, hypnotique. Je déblaie plusieurs fois par jour pour ne pas être enfouie.
Jusqu'à ce matin de gel d'une splendeur étourdissante ! On dirait qu'un maître-verrier a soufflé toute la nuit ses cristaux fastueux, transfigurant le paysage. Un bleu d'enluminure repose sur la forêt étincelante. Dans cet instant de grâce, quelque chose de léger s'installe en moi, au bord de ma douleur. Pas du bonheur, non, juste une harmonie : tellement belle ! Et je pleure. Enfin ! Fragile et souveraine, la vie est revenue me prendre la main.
***
Un matin, je suis réveillée par des petits cris de détresse. C'est un chat perdu. Le double rideau noir de sa tête s'ouvre sur son museau blanc. Il me suit et me choisit, confiant. Langue rêche, ronronnement heureux : sous ma main, la consolation d'un chemin retrouvé. Nouvelle halte dans mon chagrin.
***
On approche de fin février. Le chat est resté. La neige s'en est allée grossir le torrent. J'ai fait une longue liste de choses à acheter pour me nourrir et pour mes travaux à venir. Il est temps. Demain, je me rendrai à la ville la plus proche.
La douleur est toujours là, mais mon corps m'a appris à l'apaiser. Corps et âme se sont épaulés, se sont réconciliés. Les voilà prêts, désormais, à habiter le printemps.
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Pourquoi on a aimé ?
Au cœur de la rudesse de l’hiver, éprouver son corps pour éprouver toute la souffrance d’un deuil… Voilà le sujet de ce magnifique texte
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