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La paille japonaise était noircie de nicotine jusqu'aux moulures du plafond. Elle était tellement usée, par endroits, qu'elle laissait apparaître l'ancien motif, autrefois recouvert. L'immeuble datait de 1902. Des générations de locataires s'étaient succédé, chacune avait posé son papier peint sans jamais ôter celui de la précédente. Cent ans plus tard, ces résidus de toiles, de peinture et de colle avaient formé un agrégat épais comme du plâtre et dur comme une résine séchée.
Nous n'avions pas les moyens de confier les travaux de réfection à une entreprise. Dans chaque pièce, il nous a fallu décoller ces peaux mortes, arracher les pellicules récalcitrantes avec les ongles, gratter au couteau les aspérités qui s'accrochaient comme des arapèdes sur un rocher.
À chaque époque, sa mode. La paille japonaise de la dernière décennie recouvrait les coloris orange des années soixante-dix, derrière lesquels apparaissaient les compositions florales des Trente Glorieuses, puis les liserés d'avant-guerre, jusqu'aux entrelacs tarabiscotés Art nouveau, presque effacés par le temps. Nous étions les archéologues attribuant un âge à chaque strate, à mesure que nous avancions dans les profondeurs du tuf.
Pendant des semaines, il a fallu poncer jusqu'à l'enduit d'origine, là où les artisans associés avaient signé à la main et en grosses lettres « Terrave et Anglet », sur le mur du grand salon. Puis il a fallu lisser, ôter toute poussière de ces parois arrogantes et silencieuses, hautes comme des cathédrales.
Il n'y a rien de plus ingrat que d'arracher du papier peint. Plus ce travail éreintant avance, plus la vue qu'il inflige est décourageante. Le sol est recouvert de lambeaux qui gisent comme ces vieux journaux mouillés, sur lesquels on glisse le long des trottoirs. Les murs défigurés sont atteints de lèpre galopante, la lumière se ternit, la laideur gagne à chaque centimètre un peu de terrain.
En colère, les bras tétanisés, j'ai envoyé toutes les malédictions de mon répertoire sur les âmes de ces gros fainéants qui s'étaient successivement pavanés, un siècle durant, dans leur petite aisance de façade.
Un soir, alors que je ponçais à la main le carré où se trouvait notre interphone, j'ai eu la plus touchante des surprises, et sans doute, la plus émouvante des récompenses.
C'était probablement un maçon, un ouvrier qui travaillait sur le chantier de l'immeuble. Ses traits m'apparaissent de profil, croqués à main levée et à la pointe de charbon, sur l'enduit qu'il avait sans doute lui-même étalé.
Son galurin à visière, incliné sur l'œil à la mode de l'époque, portait le populaire surnom de Gugusse, inscrit en cursives sur la barrette. Un trait de moustache, des favoris plongeants, le petit mégot accroché à la lèvre, lui donnaient un air canaille des personnages de Zola. Il avait un nez à la française, l'arête bien marquée, pas trop grand, un peu désinvolte, et des yeux plissés que l'on devinait rieurs. Quel âge avait-il ? Vingt ans, vingt-cinq ans, pas davantage. Gugusse, Gustave, Auguste, Augustin peut-être, des prénoms en usage au début du XXe siècle.
Le poing sur la hanche, le bagou facile, il a dû faire valser plus d'une grisette dans les petits bals. Combien en a-t-il embrassées, leur chuchotant à l'oreille autant de mensonges que de bocks avalés au comptoir des beuglants ?
Gugusse. Qu'a-t-il fait de sa vie depuis ce jour où il a dessiné sa trombine, debout près de la porte, pendant que de petits amas de cendres tombaient de sa cigarette sur le sol. Combien d'années, d'époques, de guerres l'ont laissé là, scellé dans l'oubli ? Existait-il seulement dans le souvenir de quelqu'un ?
Alors, du bout des doigts, j'ai effleuré son visage afin d'en ôter la poussière sans en effacer la présence. J'ai tracé un rectangle noir encadrant son esquisse, et quelques jours plus tard, j'ai repeint le mur tout autour, lui offrant ainsi un petit cadre de mes mains.
Gugusse qui avait fait naître le lieu où je vivais. Je lui avais à mon tour redonné le jour. Nous étions liés à jamais.
Chaque matin quand je quittais l'appartement, je passais devant lui. En petit mec un peu jaloux, il me murmurait d'être sage. Quand je rentrais, il me soufflait un gentil bonsoir entre ses lèvres toujours serrées sur son petit mégot. À chaque sonnerie de l'interphone, il me faisait sa petite inspection. Il était notre dieu lare immobile et badin, protecteur de nos va-et-vient, témoin bienveillant de nos histoires dans ces murs qu'il avait façonnés voilà si longtemps et où il m'attendait depuis tant d'années.
Un jour, il fallut partir, quitter l'appartement de 1902 où nous avions laissé tant de sueur et dont nous étions devenus si fiers. Il me fallait quitter Gugusse, que je ne pouvais pas emporter avec moi. Le nouveau propriétaire avait ses plans pour faire de nos pièces à cheminées un loft moderne, agencé par un designer anglais.
J'ai voulu rencontrer ce décorateur stylé, je lui ai demandé de ne pas toucher à Gugusse. « S'il vous plaît. » Il m'a écoutée avec un intérêt ému, touché par son histoire, et m'a promis avec un bel accent d'y faire très attention.
Je suis revenue un an plus tard prendre des nouvelles de Gugusse. Il me manquait beaucoup et devait penser que je l'avais oublié.
Le propriétaire me connaissait. Il m'a ouvert la porte, je n'ai rien reconnu de ce qui fut notre univers. Il m'a d'abord proposé un thé dans un immense salon rouge aux rideaux écossais. Ensuite, il m'a fait prendre de longs couloirs éclairés au sol comme dans les cinémas. Il m'a montré une cuisine laboratoire, conçue en un seul bloc, et une succession de mezzanines en teck. Il m'a présenté ses abstraits cotés, ses bonsaïs, ses collections de bois flottants.
J'ai enfin repéré le pan de mur où se trouvait notre interphone. Il était intégralement repeint de gris laqué, assorti aux appliques en alu brossé et aux tapis de laine grège, jetés dans un faux désordre, sur le parquet.
Nous n'avions pas les moyens de confier les travaux de réfection à une entreprise. Dans chaque pièce, il nous a fallu décoller ces peaux mortes, arracher les pellicules récalcitrantes avec les ongles, gratter au couteau les aspérités qui s'accrochaient comme des arapèdes sur un rocher.
À chaque époque, sa mode. La paille japonaise de la dernière décennie recouvrait les coloris orange des années soixante-dix, derrière lesquels apparaissaient les compositions florales des Trente Glorieuses, puis les liserés d'avant-guerre, jusqu'aux entrelacs tarabiscotés Art nouveau, presque effacés par le temps. Nous étions les archéologues attribuant un âge à chaque strate, à mesure que nous avancions dans les profondeurs du tuf.
Pendant des semaines, il a fallu poncer jusqu'à l'enduit d'origine, là où les artisans associés avaient signé à la main et en grosses lettres « Terrave et Anglet », sur le mur du grand salon. Puis il a fallu lisser, ôter toute poussière de ces parois arrogantes et silencieuses, hautes comme des cathédrales.
Il n'y a rien de plus ingrat que d'arracher du papier peint. Plus ce travail éreintant avance, plus la vue qu'il inflige est décourageante. Le sol est recouvert de lambeaux qui gisent comme ces vieux journaux mouillés, sur lesquels on glisse le long des trottoirs. Les murs défigurés sont atteints de lèpre galopante, la lumière se ternit, la laideur gagne à chaque centimètre un peu de terrain.
En colère, les bras tétanisés, j'ai envoyé toutes les malédictions de mon répertoire sur les âmes de ces gros fainéants qui s'étaient successivement pavanés, un siècle durant, dans leur petite aisance de façade.
Un soir, alors que je ponçais à la main le carré où se trouvait notre interphone, j'ai eu la plus touchante des surprises, et sans doute, la plus émouvante des récompenses.
C'était probablement un maçon, un ouvrier qui travaillait sur le chantier de l'immeuble. Ses traits m'apparaissent de profil, croqués à main levée et à la pointe de charbon, sur l'enduit qu'il avait sans doute lui-même étalé.
Son galurin à visière, incliné sur l'œil à la mode de l'époque, portait le populaire surnom de Gugusse, inscrit en cursives sur la barrette. Un trait de moustache, des favoris plongeants, le petit mégot accroché à la lèvre, lui donnaient un air canaille des personnages de Zola. Il avait un nez à la française, l'arête bien marquée, pas trop grand, un peu désinvolte, et des yeux plissés que l'on devinait rieurs. Quel âge avait-il ? Vingt ans, vingt-cinq ans, pas davantage. Gugusse, Gustave, Auguste, Augustin peut-être, des prénoms en usage au début du XXe siècle.
Le poing sur la hanche, le bagou facile, il a dû faire valser plus d'une grisette dans les petits bals. Combien en a-t-il embrassées, leur chuchotant à l'oreille autant de mensonges que de bocks avalés au comptoir des beuglants ?
Gugusse. Qu'a-t-il fait de sa vie depuis ce jour où il a dessiné sa trombine, debout près de la porte, pendant que de petits amas de cendres tombaient de sa cigarette sur le sol. Combien d'années, d'époques, de guerres l'ont laissé là, scellé dans l'oubli ? Existait-il seulement dans le souvenir de quelqu'un ?
Alors, du bout des doigts, j'ai effleuré son visage afin d'en ôter la poussière sans en effacer la présence. J'ai tracé un rectangle noir encadrant son esquisse, et quelques jours plus tard, j'ai repeint le mur tout autour, lui offrant ainsi un petit cadre de mes mains.
Gugusse qui avait fait naître le lieu où je vivais. Je lui avais à mon tour redonné le jour. Nous étions liés à jamais.
Chaque matin quand je quittais l'appartement, je passais devant lui. En petit mec un peu jaloux, il me murmurait d'être sage. Quand je rentrais, il me soufflait un gentil bonsoir entre ses lèvres toujours serrées sur son petit mégot. À chaque sonnerie de l'interphone, il me faisait sa petite inspection. Il était notre dieu lare immobile et badin, protecteur de nos va-et-vient, témoin bienveillant de nos histoires dans ces murs qu'il avait façonnés voilà si longtemps et où il m'attendait depuis tant d'années.
Un jour, il fallut partir, quitter l'appartement de 1902 où nous avions laissé tant de sueur et dont nous étions devenus si fiers. Il me fallait quitter Gugusse, que je ne pouvais pas emporter avec moi. Le nouveau propriétaire avait ses plans pour faire de nos pièces à cheminées un loft moderne, agencé par un designer anglais.
J'ai voulu rencontrer ce décorateur stylé, je lui ai demandé de ne pas toucher à Gugusse. « S'il vous plaît. » Il m'a écoutée avec un intérêt ému, touché par son histoire, et m'a promis avec un bel accent d'y faire très attention.
Je suis revenue un an plus tard prendre des nouvelles de Gugusse. Il me manquait beaucoup et devait penser que je l'avais oublié.
Le propriétaire me connaissait. Il m'a ouvert la porte, je n'ai rien reconnu de ce qui fut notre univers. Il m'a d'abord proposé un thé dans un immense salon rouge aux rideaux écossais. Ensuite, il m'a fait prendre de longs couloirs éclairés au sol comme dans les cinémas. Il m'a montré une cuisine laboratoire, conçue en un seul bloc, et une succession de mezzanines en teck. Il m'a présenté ses abstraits cotés, ses bonsaïs, ses collections de bois flottants.
J'ai enfin repéré le pan de mur où se trouvait notre interphone. Il était intégralement repeint de gris laqué, assorti aux appliques en alu brossé et aux tapis de laine grège, jetés dans un faux désordre, sur le parquet.
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