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— Belle journée, n'est-ce pas ? m'écrié-je en quittant ma cour.
Berthe, ma voisine, ne répond pas. Peu après mon emménagement, lorsque je l'interpellais, elle haussait un sourcil sceptique et jetait un regard vers le ciel morose. Puis, elle marmonnait des paroles déprimantes, elle ne voyait pas ce qui me rendait si joviale. Maintenant, elle ne se donne même plus la peine de vérifier. Pour elle, les nuages nous écrasent toujours de tout leur poids ; en haut, tout comme ici-bas, le monde est noyé dans un éternel brouillard éteint et gris.
Je ne suis pas d'accord ; il y a aussi du noir et du blanc ! Et puis, le gris c'est très joli. Depuis que je travaille à l'usine, je trouve mon uniforme perle très seyant. Je suis d'ailleurs bien contente de l'enfiler à nouveau après un mois d'arrêt.
— Tu ne fermes pas ta porte à clé ? bougonne Berthe.
Je ris. Que pourrait-on bien me voler ? Dans ces logements de fonction, le mobilier est fixé au sol et ma seule richesse était une bague héritée de ma mère que j'ai malheureusement perdue le mois dernier – le bijou, pas ma génitrice ; elle est morte à ma naissance. Et puis, avec ma voisine assise toute la journée sur son banc en ciment, j'ai un excellent système de sécurité.
L'air est frais mais je trouve ça vivifiant. Les gens que je croise ont le visage enfoui dans leurs écharpes, la démarche pressée. Quelle bande de frileux ces chimistes ! Pour leur défense, il paraît qu'ils travaillent dans des salles surchauffées, rapport aux substances qu'ils manipulent qui ne supportent pas le froid. Je les reconnais facilement car ils portent leurs fameuses blouses cendrées. Et ce sont les seuls à marcher dans le sens inverse du mien, les laboratoires étant dans la partie sud de la ville. Dans ces mystérieux bâtiments de béton, ils nous concoctent de nouveaux aliments aux saveurs exotiques. Moi, je trouve que « Réveil tonique » et « Détente intense » ont le même goût. Mais je ne suis qu'une simple ouvrière après tout, qu'est-ce que j'y connais ?
J'arrive à ma station. J'aperçois Oma, une collègue de l'atelier peinture, qui fait la queue pour la prochaine cabine. Je me recule discrètement. Elle fait partie de ceux que j'ai baptisé « les pleureurs ». Ils me regardent toujours comme si ma dernière heure était arrivée. Avec ce qui s'est passé le mois dernier – ma main qui a explosé –, ça risque d'être pire encore. J'ai beau expliquer que je suis droitière, que tout va bien, ils ont toujours l'œil humide.
Je n'ai pas besoin de leur pitié. En prenant le poste, je savais très bien à quels risques je m'exposais. Je suis boulonneuse à l'usine de voitures volantes de Saint-Palais ; cela consiste à insérer dans le moteur la pièce sans laquelle ces engins ne peuvent décoller du sol. Rien de bien difficile, si ce n'est que cette pièce est en carlon, la nouvelle matière, plus puissante que n'importe quelle autre source d'énergie, mais aussi bien plus dangereuse. Un mauvais geste et c'est l'explosion, d'où ma main gauche pulvérisée. J'assume l'entière responsabilité de ce cafouillage. C'était un lendemain de fête, j'avais la gueule de bois, et soudain, boum ! Plus de main, plus de bague... Je ne me plains pas, je vais faire des économies sur le vernis maintenant. De plus, la prime de risque est colossale.
Oma a disparu. Je me glisse dans le téléphérique qui vient d'arriver. La cabine est bondée de costumes anthracites et de combinaisons galets, je joue des coudes jusqu'à la fenêtre et me tient à la barre. Nous nous élevons sans bruit. Je scrute la brume extérieure, la multitude de gouttes d'eau en suspension. Bientôt, je me perds dans mes pensées. Au début ce n'est qu'un minuscule point lumineux lointain et diffus, puis cela grandit jusqu'à envahir mon champ de vision et se transformer en une explosion de couleurs. Je perçois alors ce qui m'entoure d'une toute autre façon. Les tenues habituellement ternes des voyageurs se parent de teintes vives. La femme en tailleur assise à côté de moi a les cheveux rouges. Je la croise tous les matins et son chignon devient vermillon à chaque fois. Les mineurs, reconnaissables à leur combinaison, ont des sacs à dos d'un jaune resplendissant, et une petite fille porte un chapeau violet.
Ne me demandez pas comment je connais le nom des couleurs alors que nous vivons dans un monde monochrome, j'ai toujours été comme ça. Mon père voulait que ça reste entre nous. Je voyais bien qu'il s'inquiétait lorsque je réclamais une robe fuchsia ou un poupon aux yeux verts.
On s'arrête brusquement. Je cligne des yeux et ma vision se dissipe. Tout redevient comme avant. La dame assise a les cheveux poivre et sel, et la petite fille est coiffée d'un béret carbone. Un flot d'extracteurs quitte la cabine en direction des mines. Au bout de quelques mètres, ils sont engloutis par la brume.
Le téléphérique continue à monter vers le prochain arrêt, la cité des finances. Les anthracites s'approchent des portes doucement, attaché-case à la main. C'est alors que je le vois, à sa place habituelle. L'homme sans couleur. Il porte un costume gris très chic et une cravate noire sur une chemise blanche, et cela ne change jamais. Même à travers mon filtre, il est pareil. Chaque jour identique. De plus, il arbore constamment un vague sourire qui me donne l'impression que son corps est là mais que son esprit est ailleurs. Est-ce à cela que je ressemble quand je rêve ? Après un mois d'absence, j'espérais le revoir.
Je constate alors qu'il me regarde aussi et son sourire n'est pas flou, il m'est directement adressé. Je fais quoi ? Je vais lui parler ? Je me sens un peu cruche. Je me tourne vers la fenêtre pour reprendre mes esprits. Mais c'est comme si je faisais face à un mur ; avec l'altitude, la brume est plus opaque que jamais. Il va bientôt descendre. Tant pis, ça peut attendre demain. Cela me laissera le temps de trouver quelque chose à dire de plus intelligent que « vous avez-vu, je me suis fait péter la main ? » ou « ben alors mon gars, pourquoi vous n'avez pas de couleur, vous ? », ce à quoi il me rétorquerait « des couleurs ? Quèsaco ? » Vraiment, c'est mieux...
— Bonjour.
Je fais volte-face. Il est là. De près, son visage est doux et ses yeux orage.
— J'ai eu peur que vous ne reveniez pas. Je me suis juré que si j'avais la chance de vous revoir, je viendrais vous demander.
— Me demander quoi ? balbutié-je.
— À quoi est-ce que vous pensez lorsque vous rêvez ?
Sa question me prend au dépourvu. Il m'a piqué ma réplique ! Qu'est-ce que je peux lui répondre ? L'annonce du prochain arrêt retentit. Il se saisit gentiment de mon poignet comme s'il était tout à fait naturel qu'il n'y ait rien au bout.
— Il faut que j'y aille mais... on se voit demain ?
— Oui. Mais je ne sais pas si... Figurez-vous que je m'interrogeais aussi sur la raison de votre sourire.
Il rit. Il jette un regard alentour et s'approche de moi, l'air de vouloir me faire une confidence.
— Je regarde les animaux, chuchote-t-il. Le vieil homme là-bas, il a un lapin dans son panier, et la cabine est infestée de souris mais elles sont si amusantes.
Les portes coulissent, les bureaucrates sortent et une nappe de brouillard pénètre dans la cabine comme pour en extirper les retardataires. Totalement hébétée, je regarde l'homme sans couleur s'éloigner, puis revenir rapidement.
— Vous, vous avez souvent une coccinelle sur l'épaule, me lance-t-il amusé.
Un sourire, un dernier geste et la brume l'absorbe complètement. Le téléphérique s'ébranle. Je m'assois doucement sur un siège enfin libre. Mon regard glisse jusqu'au bonhomme ridé qui tient dans ses bras son cabas. Vide. Je scrute mes épaules mais il n'y a rien non plus, évidemment. Je glousse. Des ani-quoi ? Des souris ? Qu'est-ce que c'est que ça ? Je mets ma main sur ma bouche pour empêcher le rire qui monte dans ma poitrine de s'exprimer trop bruyamment. Je n'y arrive pas et on me regarde bizarrement. Je me calme, il ne faudrait pas que je fasse peur à la coccinelle.
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Pourquoi on a aimé ?
Cette œuvre a séduit l'équipe éditoriale grâce à la création d’un univers dystopique en demi-teinte et la poésie qui se dégage de cette
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