Clouées au dessus de la cheminée , les plus anciennes ont rouillé mais elles ont conservé la plus grande partie de leur couleur d'origine . Le syndic de faillite m'a demandé d'enlever ces plaques . Je suis monté sur l'échelle, je les ai décollées du mur avec un pied de biche . Je n'ai pu m'empêcher d'égrener à voix haute , dans le désordre ,  les années  de ces plaques du Concours Agricole General de Paris, Espèce Bovine.

Il y avait toutes les années depuis 1870 sauf les années de guerre .

Mon arrière arrière grand père s'est fait tuer en Août 1914 

Mon arrière grand-père qui avait prêté ses prairies pour des atterrissages anglais a disparu dans un camp en Allemagne à la seconde guerre . 

Son fils ne ratait jamais les rediffusions à la télé de «   la vache et le prisonnier «  car il a cru longtemps que son père reviendrait accompagné d'une vache comme Fernandel . 

Mon frère a repris la ferme  . Avec beaucoup d'abnégation il a fini par gagner le premier prix du  « taureau le plus lourd du monde « . Après le beau temps, la pluie . Mon frère s'est d'abord fait écraser le pied par celui qu'on appelait le «   Gros «  et qui lui avait donné son heure de gloire . Il a voulu changer une tuile sur le toit quand il pleuvait . Il a glissé et s'est tué . Sa femme et ses enfants n'ont pas voulu rester .

J'ai dû reprendre la ferme en consentant un prêt hasardeux .

J'ai continué en souvenir de mes aïeux et surtout de mon frère de concourir à la foire de Paris. 

Je devrais d'ailleurs y être en ce moment avec « Gras double » mais c'est fini car il faudrait y aller à pied . Je serais certain d'être le dernier car il perdrait trop de poids sur le chemin .

Le Syndic a déjà vendu tout le matériel, la bétaillère ,  les tracteurs, les charrues ,  et surtout les animaux ,  sauf un , que personne n'a voulu acheter ; le Gras Double petit fils du Gros . Avec l'insémination artificielle et le mauvais caractère de Gras Double, il faudrait être dérangé pour nourrir cette bouche inutile et passer 3 heures rien que pour le débarquer de la remorque  . 

Sa mère , ses vaches , sa progéniture ont été emmenées à l'abattoir , on ne les accusera plus de roter ou péter . 

Avant de quitter pour toujours la ferme de mes ancêtres , j'attends avec lui  le transporteur qui doit l'emmener à l'aéroport , demain soir il sera en Corée ; le Syndic l'a vendu à prix d'or . 

Je lui chatouille  la fourrure autour de son oreille droite parce qu'il en raffole . J'aime mieux ne pas savoir s'il part pour être admiré , pour copuler ou pour participer à un  bulgogi  . 

Je sais que la dernière hypothèse serait la meilleure pour la planète .