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- Relation De Famille
Mima disait que Grand-Pa irait bientôt mieux. Elle ne savait pas combien de temps ça prendrait, mais ce qui était sûr, c'est que c'était en marche. Le matin, disait-elle, après une bonne nuit de sommeil, il arrivait qu'il dît un mot, qu'il bougeât la main. Pauline et moi, on ne la croyait pas vraiment.
Grand-Pa avait eu son accident deux ans plus tôt, et personne à part Mima n'avait constaté le genre d'activité dont elle parlait.
Quand il était assis dans son fauteuil, au salon ou sur la terrasse, Pauline et moi, on n'avait jamais rien vu s'agiter d'autre que ses yeux. La plupart du temps, Grand-Pa fixait un point quelque part, qui devait flotter dans le vide. Mais, parfois, son regard s'accrochait désespérément au vôtre, et là, dans ses yeux... Je ne sais pas si c'était de la colère, de la peur ou de la haine, mais ce qui est sûr, c'est que, quoi que ce fût, ce n'est sûrement pas avec ça que vous auriez voulu être enfermé à l'intérieur de vous-même.
Mima installait Grand-Pa sur la terrasse, chaque fois que le temps le permettait. C'était souvent là qu'il prenait son goûter. Pauline, qui était très attentionnée avec lui, lui préparait des tartines avec de la confiture de cerises noires. Mima la faisait avec les fruits que le grand cerisier du jardin donnait par dizaines de kilos, et Grand-Pa l'avait toujours adorée. Pauline découpait le pain de mie en petits carrés et les glissait dans la bouche de Grand-Pa. Il les mastiquait, un peu comme le ferait un automate, et, parfois, un morceau tombait de sa bouche sur la serviette attachée autour de son cou. Pauline attrapait alors le morceau et le glissait de nouveau entre ses lèvres. Moi, je trouvais ça dégoûtant. Je ne pouvais pas m'empêcher de faire la grimace, et Pauline me grondait d'un froncement de sourcils.
Mon travail, pendant le goûter, c'était de m'occuper des guêpes que la confiture ne manquait pas d'attirer. Je posais des pièges – des bouteilles en plastique, dont je garnissais le fond de confiture avant de replacer la moitié supérieure à l'envers, comme un entonnoir –, mais ça n'en empêchait pas certaines de passer quand même. Exauçant mes prières. Un torchon à la main, je pouvais les choper en plein vol.
Ce jour-là, une guêpe piqua Mima. À cause de moi. Une grosse guêpe au vol lourd, une survivante de l'année passée. C'est en tentant de la frapper avec le torchon que je l'ai envoyée sur Mima.
— C'est ta faute, cria Pauline, t'es qu'un incapable !
Notre grand-mère essaya de minimiser la gravité de l'incident, mais je voyais bien qu'elle avait mal. Elle était toute blanche, et elle serrait les dents. Je pleurais en suppliant que l'on m'excusât, Pauline me fusillait du regard, Mima était blême, et Grand-Pa continuait de mastiquer, dans le vide, une boulette de pain collée sur sa serviette.
Sans doute parce que c'était la seule chose qui lui vint à l'esprit pour briser la tension, Mima dit :
— Les enfants, faut que j'emmène votre grand-père aux toilettes.
Grand-Pa n'était plus capable depuis longtemps d'aller aux toilettes. Quand Mima disait ça, ça voulait dire qu'elle allait s'occuper de la poche qui était fixée sous le fauteuil.
— D'ailleurs, ajouta-t-elle, l'orage arrive. Vous feriez mieux de rentrer.
Il y avait toujours un orage en préparation dans le coin, à la belle saison, alors Mima ne pouvait pas se tromper en disant ça. Elle a poussé Grand-Pa à l'intérieur, et, Pauline et moi, on a débarrassé la table du goûter.
La guêpe rôdait toujours dans les parages. « Je vais lui faire la peau, à cette garce », j'ai dit, mais Pauline a rétorqué que j'en avais assez fait pour aujourd'hui. Alors j'ai secoué la nappe, je l'ai pliée et j'ai fermé la porte du jardin derrière moi.
Mima était avec Grand-Pa dans la salle de bains, et, Pauline et moi, après avoir lavé et rangé la vaisselle, on a sorti les feuilles de couleur et le livre d'origami. Je trouvais que ça faisait longtemps que Mima et Grand-Pa étaient dans la salle de bains, mais je gardais ça pour moi vu que ma sœur ne semblait pas d'humeur à prendre en considération la moindre de mes remarques. Alors je me suis concentré sur mon cygne, qui semblait porter le monde entier au bout de son cou.
C'est quand on a entendu un bruit de verre brisé venir de la salle de bains que, Pauline et moi, on s'est regardés. Normalement, Mima aurait dû dire un truc, pour nous rassurer. « C'est rien, les enfants. Qu'est-ce que je suis maladroite ! » Un truc comme ça. Mais là, non. On n'entendait plus un bruit. C'est pour ça que Pauline a crié : « Mima ? Tout va bien ? », et qu'on s'est levés tous les deux précipitamment quand aucune réponse n'est venue.
On a poussé la porte de la salle de bains sans prendre la peine de frapper – Pauline devant, moi derrière, selon l'ordre implicitement convenu dans toutes les fratries – et on a vu Mima allongée par terre. Elle ne bougeait pas. Pauline a couru appeler les secours. Elle m'a jeté un regard noir en passant.
Plus tard, tandis que Mima se remettrait, allongée sur son lit, le médecin dirait que rien ne permettait de dire qu'il y avait un lien entre son malaise et la piqûre de guêpe ; rien ne permettait non plus d'assurer le contraire, sifflerait Pauline entre ses dents, juste assez fort pour que je sois le seul à l'entendre.
Mais, pour l'heure, ce qui occupait mon esprit, c'étaient les débris de l'objet dont la chute nous avait appelés auprès de notre grand-mère. Les fragments du verre à brosses à dents étaient éparpillés sur le carrelage, près du lavabo. À l'opposé de l'endroit où était tombée Mima, mais à côté du fauteuil de Grand-Pa.
Je remarquai alors comme sa poitrine se remplissait et se vidait rapidement, comme quand on vient de courir longtemps. Grand-Pa me fixait, et il y avait des larmes dans ses yeux. Je me suis approché de lui et je les ai essuyées. J'ai pris sa main, qui pendait, inerte, entre le fauteuil et le lavabo, et j'ai dit :
— Ça va aller. Elle va s'en tirer, t'en fais pas.
Grand-Pa avait eu son accident deux ans plus tôt, et personne à part Mima n'avait constaté le genre d'activité dont elle parlait.
Quand il était assis dans son fauteuil, au salon ou sur la terrasse, Pauline et moi, on n'avait jamais rien vu s'agiter d'autre que ses yeux. La plupart du temps, Grand-Pa fixait un point quelque part, qui devait flotter dans le vide. Mais, parfois, son regard s'accrochait désespérément au vôtre, et là, dans ses yeux... Je ne sais pas si c'était de la colère, de la peur ou de la haine, mais ce qui est sûr, c'est que, quoi que ce fût, ce n'est sûrement pas avec ça que vous auriez voulu être enfermé à l'intérieur de vous-même.
Mima installait Grand-Pa sur la terrasse, chaque fois que le temps le permettait. C'était souvent là qu'il prenait son goûter. Pauline, qui était très attentionnée avec lui, lui préparait des tartines avec de la confiture de cerises noires. Mima la faisait avec les fruits que le grand cerisier du jardin donnait par dizaines de kilos, et Grand-Pa l'avait toujours adorée. Pauline découpait le pain de mie en petits carrés et les glissait dans la bouche de Grand-Pa. Il les mastiquait, un peu comme le ferait un automate, et, parfois, un morceau tombait de sa bouche sur la serviette attachée autour de son cou. Pauline attrapait alors le morceau et le glissait de nouveau entre ses lèvres. Moi, je trouvais ça dégoûtant. Je ne pouvais pas m'empêcher de faire la grimace, et Pauline me grondait d'un froncement de sourcils.
Mon travail, pendant le goûter, c'était de m'occuper des guêpes que la confiture ne manquait pas d'attirer. Je posais des pièges – des bouteilles en plastique, dont je garnissais le fond de confiture avant de replacer la moitié supérieure à l'envers, comme un entonnoir –, mais ça n'en empêchait pas certaines de passer quand même. Exauçant mes prières. Un torchon à la main, je pouvais les choper en plein vol.
Ce jour-là, une guêpe piqua Mima. À cause de moi. Une grosse guêpe au vol lourd, une survivante de l'année passée. C'est en tentant de la frapper avec le torchon que je l'ai envoyée sur Mima.
— C'est ta faute, cria Pauline, t'es qu'un incapable !
Notre grand-mère essaya de minimiser la gravité de l'incident, mais je voyais bien qu'elle avait mal. Elle était toute blanche, et elle serrait les dents. Je pleurais en suppliant que l'on m'excusât, Pauline me fusillait du regard, Mima était blême, et Grand-Pa continuait de mastiquer, dans le vide, une boulette de pain collée sur sa serviette.
Sans doute parce que c'était la seule chose qui lui vint à l'esprit pour briser la tension, Mima dit :
— Les enfants, faut que j'emmène votre grand-père aux toilettes.
Grand-Pa n'était plus capable depuis longtemps d'aller aux toilettes. Quand Mima disait ça, ça voulait dire qu'elle allait s'occuper de la poche qui était fixée sous le fauteuil.
— D'ailleurs, ajouta-t-elle, l'orage arrive. Vous feriez mieux de rentrer.
Il y avait toujours un orage en préparation dans le coin, à la belle saison, alors Mima ne pouvait pas se tromper en disant ça. Elle a poussé Grand-Pa à l'intérieur, et, Pauline et moi, on a débarrassé la table du goûter.
La guêpe rôdait toujours dans les parages. « Je vais lui faire la peau, à cette garce », j'ai dit, mais Pauline a rétorqué que j'en avais assez fait pour aujourd'hui. Alors j'ai secoué la nappe, je l'ai pliée et j'ai fermé la porte du jardin derrière moi.
Mima était avec Grand-Pa dans la salle de bains, et, Pauline et moi, après avoir lavé et rangé la vaisselle, on a sorti les feuilles de couleur et le livre d'origami. Je trouvais que ça faisait longtemps que Mima et Grand-Pa étaient dans la salle de bains, mais je gardais ça pour moi vu que ma sœur ne semblait pas d'humeur à prendre en considération la moindre de mes remarques. Alors je me suis concentré sur mon cygne, qui semblait porter le monde entier au bout de son cou.
C'est quand on a entendu un bruit de verre brisé venir de la salle de bains que, Pauline et moi, on s'est regardés. Normalement, Mima aurait dû dire un truc, pour nous rassurer. « C'est rien, les enfants. Qu'est-ce que je suis maladroite ! » Un truc comme ça. Mais là, non. On n'entendait plus un bruit. C'est pour ça que Pauline a crié : « Mima ? Tout va bien ? », et qu'on s'est levés tous les deux précipitamment quand aucune réponse n'est venue.
On a poussé la porte de la salle de bains sans prendre la peine de frapper – Pauline devant, moi derrière, selon l'ordre implicitement convenu dans toutes les fratries – et on a vu Mima allongée par terre. Elle ne bougeait pas. Pauline a couru appeler les secours. Elle m'a jeté un regard noir en passant.
Plus tard, tandis que Mima se remettrait, allongée sur son lit, le médecin dirait que rien ne permettait de dire qu'il y avait un lien entre son malaise et la piqûre de guêpe ; rien ne permettait non plus d'assurer le contraire, sifflerait Pauline entre ses dents, juste assez fort pour que je sois le seul à l'entendre.
Mais, pour l'heure, ce qui occupait mon esprit, c'étaient les débris de l'objet dont la chute nous avait appelés auprès de notre grand-mère. Les fragments du verre à brosses à dents étaient éparpillés sur le carrelage, près du lavabo. À l'opposé de l'endroit où était tombée Mima, mais à côté du fauteuil de Grand-Pa.
Je remarquai alors comme sa poitrine se remplissait et se vidait rapidement, comme quand on vient de courir longtemps. Grand-Pa me fixait, et il y avait des larmes dans ses yeux. Je me suis approché de lui et je les ai essuyées. J'ai pris sa main, qui pendait, inerte, entre le fauteuil et le lavabo, et j'ai dit :
— Ça va aller. Elle va s'en tirer, t'en fais pas.
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