Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Mais le temps ce n'est que ça ; une succession de minutes qui s'égrènent et tombent dans la mer. Elle aurait dû se douter qu'une minute ça pouvait tout changer. Une vraie minute. Celle qui décide si l'on vit ou si l'on meurt. Une éternité pour tout faire chavirer.
Immense colosse dont la mission est de protéger la rade, le phare de la digue étire son corps de pierre vers le ciel. Il voit passer à ses pieds chalands, flobarts et chalutiers prêts à s'élancer sur les flots, comme le petit voilier qu'elle manie avec ardeur. Elle dépasse le dernier morceau de terre avant la mer et file vers le large, sans un regard pour la plage, ses parasols et ses touristes, pour les maisons aux tuiles orangées et la rotonde de sa cathédrale, pour les ruelles aux pavés bruyants, pour Boulogne-sur-Mer, ville de sel et de vent.
Naviguer devient une nouvelle façon de marcher. Ça tangue, ça balance, on ne va jamais bien droit, mais on file. Et puis ça aide à ne pas penser.
Elle a aimé Charles pendant de nombreuses années, avant qu'il ne la laisse pour une autre. La marque sur son annulaire ne s'est pas encore estompée. La brûlure dans son estomac non plus. Ils se sont mariés un jour de mai. Se sont quittés vingt-sept ans, six mois et trois jours plus tard. Éparpillement des perles. Difficile de raccommoder sa vie après ça. Recommencer. Reconstruire. Avec un étranger.
Un goéland pleure dans les embruns. Les joues rougies par le souffle d'une bourrasque, elle referme le col de son ciré. Sa main empoigne le cordage rugueux et humide de l'écoute. Elle lui donne du mou pour éloigner le foc de son mât, s'écarte de l'axe du vent. Son sloop va bon plein, la vitesse augmente, elle vole sur les vagues.
C'est à six kilomètres des côtes qu'elle décide de jeter l'ancre. L'embarcation tangue d'avant en arrière, la coque léchée par l'écume. Elle ôte son ciré, son pantalon de toile s'évanouit sur le pont, bien vite recouvert par son tee-shirt blanc lâchement balancé sur le tas de linge. Vêtue d'un simple maillot de bain, elle s'élance avec aplomb, pénètre dans l'eau en une fraction de seconde. Le froid l'envahit, le sel s'accroche à sa peau, le silence sature ses oreilles. Le monde extérieur n'existe plus.
Des algues lui effleurent les jambes avant de continuer leur chemin. Sous ses pieds, elle aperçoit le sable strié de coquillages, sol encore vierge, qui ne danse qu'avec le courant. Elle se laisse ondoyer parmi les poissons, coraux et anémones. Des bulles s'échappent de sa bouche, bouffées d'oxygène impatientes de regagner la surface. Elle ne pourra pas demeurer bien longtemps. Elle le sait.
Elle s'attarde encore un peu.
Ses poumons se vident progressivement. Elle nage, loin de la lumière, plonge vers le fond, pour que le froid la réveille et que le désir de remonter la prenne. Son corps atteint enfin le sable. Huit mètres de profondeur. Elle jette un œil sur le cadran de sa montre. Seize heures trente-deux. Trois minutes et dix-huit secondes d'apnée. Sa bradycardie est stable. Il faut compter moins d'une minute pour la remontée.
Au-dessus de sa tête, dispersés en milliers d'éclats, les rais du soleil s'éteignent, petit à petit, tels des lampions de soie avalés par la nuit. Un tacaud orangé passe près de sa hanche. Une anguille serpente entre les roches. Murmure des profondeurs qui l'invitent à rester. Ici, nul besoin de fermer les yeux pour fuir la cohue du monde extérieur. Ventre de la mère originel. Elle ne sent plus son corps, se laisse porter par une caresse océanique.
Tentative d'inspiration involontaire. Son diaphragme se resserre. Menace d'hypoxie. Elle bat des pieds pour remonter. Son corps hurle pour une bouffée d'oxygène qui viendrait ouvrir grand ses poumons. Elle pousse sur ses jambes, la propulsion n'est pas assez rapide, elle s'épuise, étouffe, la surface la nargue, chargée de lumière et de vent. Elle tend les bras, écarte l'eau de toutes ses forces. Elle n'aurait pas dû s'attarder. Trop tard maintenant. Elle va se noyer. Décharge électrique, montée d'adrénaline, elle contraint ses muscles à se tendre davantage, son corps va éclater, plus qu'un mètre. Quatre-vingt-dix centimètres. Quarante. Quinze.
Ses mains brisent la fine pellicule entre la mer et le ciel.
Son ascension a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité.
Épuisée, la joue collée contre le sol du voilier, elle peine à reprendre son souffle. Ses membres sont lourds, impuissants. Elle tend la main, attrape une serviette pour s'en recouvrir. Elle est sous le choc. N'a pas vu sa vie défiler devant ses yeux ni la lumière au bout du tunnel. A survécu. Cette pensée ne la rassure pas.
Un jour elle n'aura pas le temps de remonter.
Elle le sait.
Et ça lui convient.
Son corps fragile étendu sous le vent, elle laisse des larmes s'échapper, aquarelle de souvenirs amers qui se diffuse dans l'eau salée.
Le ciel change de couleur, les voiles s'agitent, mais un poids la maintient immobile.
Ses veines sont lourdes d'un chagrin indolore, l'oxygène lutte pour atteindre les poumons, effort qui l'épuise à chaque inspiration.
Elle a de l'eau dans le cœur.
Son thorax se gonfle et se dégonfle au rythme des vagues, inspiration par le nez, expiration par la bouche, son corps se calme et s'ouvre à la brise.
L'air marin apaise la tempête dans son esprit, rappelle des sensations oubliées, lui procure l'énergie pour se redresser. Les rayons du soleil l'atteignent alors et transpercent ses paupières brûlées d'eau de mer.
Ses longs cheveux trempés se déploient, emmêlés sur son dos. La peau de ses doigts est fripée, vieillesse éphémère qui perdurera quelques heures avant de s'effacer.
Elle jette un œil sur les cordages bien amarrés au taquet puis observe la girouette au sommet du mât qui s'affole un instant avant de se stabiliser en direction du nord.
Le vent a tourné.
Elle se lève avec difficulté, ses jambes tremblent de devoir supporter le poids de son corps. Elle saisit la manivelle du guindeau et décroche son ancre pour la remonter. Une fois celle-ci replacée à l'avant du voilier, elle attrape l'écoute et la tire sous le vent. Son foc se gonfle, le sloop vire à tribord et prend de la vitesse.
Tout en maniant son gouvernail, elle accueille avec plaisir l'air frais qui lui cingle les joues et pénètre avec force dans ses poumons.
Elle inspire.
Elle expire.
Elle respire de nouveau avec son navire.