Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.
C'était le dix-neuvième printemps pour moi et il faisait froid. Je pouvais entendre les gouttes de pluie frapper fort le sol. C'était la première pluie du printemps, du moins c’est ce dont je me souviens. Quoi qu'il en soit, je ne crois pas que mon sommeil était si profond que je ne puisse en entendre une autre, s'elle avait vraiment existé.
Ma maison est petite. Elle me convient cependant. Je n'ai pas de cuisine, ni de salle de bain, ni de salon. Je n'ai pas d'étage, même si certains diraient que cette spirale sans escalier y mènerait. J'ai, en revanche, un immense jardin, et après cette pluie j'y entendrai enfin l'herbe pousser. C'est mon moment préféré, mais je ne sais pas si je verrai les brins d'herbe se courber sous l'arc-en-ciel, avec dans leur dos quelques larmes des nuages.
Dès ma naissance, j'ai appris à me débrouiller. Il est difficile de tenir tête à tant de créatures qui attendent de qu’on fasse un mauvais pas, mais je suis plutôt prudent, ce qui m’a permis d’atteindre cet âge, tandis que beaucoup de mes pairs perdent la vie beaucoup trop tôt.
Certains habitants du quartier m'ont dit de ne pas être aussi introverti, d'aller à leurs réunions qui d’habitude ont lieu tous les deux ans. La vérité est que j'ai déjà participé à trois réunions, la première à l'âge de quatre ans. Même sans connaître grand-chose, mais je voyais que ce qui se disait au congrès était bien en dessous de mon niveau d'intelligence. Ils avaient tous un vocabulaire déplorable, ils sentaient mauvais et le membre le plus âgé du groupe, d’environ quatorze ans à l'époque, a eu deux jours de retard, alors que j'ai toujours aimé la ponctualité. Comme j’étais le plus jeune parmi eux, je n’ai pas osé attirer son attention, en attendant qu'il se fasse voir. Je n'ai eu aucune intervention dans ce débat public, je n'étais pas intéressé par le sujet. Il s’agissait en fait de recalculer la superficie de la terre sur laquelle nous vivions, à diviser en fonction de l'âge qu’avait chacun d’entre nous. . J'étais content avec n'importe quelle superficie qui m'était assignée, seul son emplacement m’importai. Je voulais que cela soit caché à la vue du monde, que je puisse sentir la voix de la paix et entendre mes pensées. Écouter l'écho des chansons entonnées pour les morts dans le cimetière et m’imaginer que pour moi elles ne résonneront jamais.
La deuxième réunion à laquelle j'ai assisté a eu lieu quelque part en juillet, une journée torride d'été, quand j'avais à peine dix ans et quatre mois. Vous vous demandez peut-être comment je me souviens de ces détails, parfois d'une si peu importants, mais je vous dis que moi, Goffin, je n'ai fait que de grandes choses jusqu'à présent. Ne riez pas, je ne me souviens de rien d'autre, j'ai fait trois choses et je veux vous en parler. Je ne me souviens pas avoir ri avec mes amis ou dansé avec eux, et la seule musique que j'écoutais c'était celle des grillons.
Revenons à nos moutons. Comme je le disais, j'avais déjà une dizaine d’années et ma perception avait un peu changé dans l’espace de six ans. J’avais fini par accepter en quelque sorte la maturité en fonction de l'âge, je voulais m'investir davantage. Et ce, d'une manière qui ne ne dérange pas les autres, je n’aurais voulu rien dire de dérangeant, je voulais être Goffin, l'apprenti poli vers qui se tournent tous les regards quand je dis, au milieu d'un discours : « Je pense que vous vous trompez. Laissez-moi vous dire pourquoi ». Je ne veux tout simplement pas être perçu comme un individu insatisfait qui a toujours objections, d'autant plus que j’aurai des arguments pour toutes les erreurs que je ferai remarquer. J’y pense depuis une décennie. Par exemple, même si j'ai participé à une seule réunion publique pendant laquelle je n'ai pas parlé, j'ai analysé de près les réactions des autres résidents. Malheureusement, tout le monde ne pensait pas comme Hannibal. Quelle joie aurais-je pu ressentir à les entendre dire, comme lui : « Nous trouverons un moyen...ou nous en créerons un »... S’il n'ont pas dit cela, était-ce parce que ce n'était pas si grave ? Parce que ce n'était pas une guerre punique ? Mais qui détermine la gravité des choses ? N'est-ce pas notre bonne conscience ? Et pourquoi sommes-nous si détendus ? Moi, au fond, je le suis parce que je vous ai dit que je l'étais. Je pensais que tout ce qui se passait avait un sens, je voulais que chaque événement de chaque jour soit écrit dans un livre d'histoires, mais j'ai ensuite vu que nous étions indifférents, et pour ne pas être triste quand je vous disais de vous investir, avant que vous ne me refusiez, j'ai décidé d'être mois aussi indifférent. Après tout, que me manque-t-il ? Chacun vit dans sa propre normalité, et il n'est pas naturel qu’un être insignifiant commence à changer le cours des choses.
Vous allez maintenant découvrir que je suis devenu directeur adjoint. On m'a trouvé impartial et on m'a donné ce poste. Vous voyez ? Parfois, c'est bien de ne pas avoir d'amis. Le directeur, qui à présent n'a pas plus de dix-sept ans, m'a avoué que dès la première réunion à laquelle j'avais assisté il pensait que j'étais parfait pour ce poste, mais il ne me l'avait pas dit parce que je n'avais pas parlé et il a croyait que j’étais muet. Dans ma tête, je riais et je me disais que, d’accord, je ne pouvais pas voir, mais que je n’entende pas non plus ? Si c'était le cas, lui dis-je, je n'aurais pas résisté à la vie. Comment vivre sans entendre la pluie ? Je vous disais que pour moi c'est le moment le plus attendu de chaque année. Enfin, j'ai apprécié mon nouveau poste, même si je n’y tenais pas trop, mais maintenant j'ai l'opportunité d'enseigner aux autres mes propres leçons de vie. J'organiserai même une soirée d'histoires de vie une fois par an. Je veux qu’on se connaisse mieux. J'espère que personne ne sera en retard. Je me dirige lentement vers mon siège reçu il y a six ans et je commence à calculer dans combien de temps il serait bon d'aller à la prochaine réunion. Parce que oui, je n'y vais pas tous les deux ans, comme vous l'avez probablement remarqué, mais quand je n'ai plus à quoi penser. En fait, j'y vais pour me faire des souvenirs et j'y retourne lorsque j’en ai plein pour les déballer. Les déballer aussi lentement que je marche.
Maintenant je suis réveillé, je quitte ma maison et je pense qu'il est grand temps pour une nouvelle réunion. Et comme le temps passe vite, maintenant, lors du dix-neuvième printemps, je traverse le pont sans me presser. Peu de choses ont changé, ou je ne m’en souviens pas bien. Et quelle surprise à l'arrivée. Actuellement, je suis le plus âgé de tous, certains sont morts, d'autres ont disparu, personne ne sait dans quelles circonstances. C’est ce que j'ai essayé d’éviter toute ma vie, mais à quoi cela sert, si j’ai vécu en vain ? Écoutez-moi, Goffin, je suis un vieux et sage escargot. N’ayez pas peur de la mort, je l'ai fui toute ma vie sans arrêt et à présent je comprends que c'est la fin. Ah, si j'avais encore une vie, je me servirais de mes yeux pour voir le soleil briller et l'herbe pousser.